La parution de ‘Dépasser la crise insurrectionnelle de 2024 en Nouvelle-Calédonie’ mérite quelques commentaires. N’hésitez pas à m’envoyer les vôtres. De l’intérieur du projet, je fais ici une remarque générale et importante, valable pour toute la production littéraire qui vous passe sous les yeux, réseaux, journaux, livres :
L’éveil de la connaissance aujourd’hui est davantage une question de non-lecture que de lecture.
Cette déclaration peut sembler surprenante mais vous aurez compris rapidement ce que je veux dire. Au milieu d’un flot incessant d’informations, nous devons apprendre à protéger notre connaissance des quantités monumentales de nourriture mentale de très médiocre qualité offertes à notre appétit. Au risque sinon de finir dans un état que j’appelle l’infobésité. Point commun avec l’obésité classique : on a du mal à quitter son siège, installé devant l’ordi ou le smartphone.
Il faut donc apprendre à ne pas lire plutôt qu’à lire. Le problème n’est pas récent à vrai dire. Les bibliothèques regorgent de millions d’ouvrages. Dix mille ans seraient nécessaires à chacun d’entre nous pour les passer tous en revue. Et qu’en resterait-il au final ? Avons-nous le projet de devenir des encyclopédies ambulantes ? Ou plutôt d’être d’excellents bibliothécaires, parfaitement au courant de l’emplacement et du rôle de chacun de ces livres ?
Les seuls qui méritent d’être lus intégralement sont ce que j’appelle des “livres-carrefours”. Ce ne sont pas des livres révolutionnaires comme on le croit généralement. Leur célébrité le fait penser. Parfois une théorie particulièrement originale y est énoncée pour la première fois. Mais a-t-elle surgi du néant ? Jamais abruptement. Elle a été alimentée par de multiples courants de pensée. La théorie est leur organisation. Un carrefour structuré. Ces livres sont les plus importants, non pas pour les idées qu’ils recèlent, que l’on trouve généralement ailleurs, bien ou mal argumentées, mais pour la structure dans laquelle sont installées ces idées. Les livres-carrefours ne sont pas ceux ayant présenté la théorie originale pour la première fois, mais ceux qui l’intègrent presque magiquement avec le corpus existant du savoir.
Autant il est indispensable d’avoir lu en détail ces livres-carrefours, autant il faut ne pas lire ceux qui pourraient le noyer dans un fatras inutile et confus. La vérité n’étincelle pas beaucoup au milieu des presque-vérités. À vrai dire les bons livres apparaissent plus grands au milieu des mensonges, qui font un écrin noir à leur rutilance. Lisez donc les opposants, ceux qui apportent une controverse argumentée à un livre-carrefour, pas ceux qui en sont de pâles imitations.
Alors, avec ‘Dépasser la crise insurrectionnelle de 2024 en Nouvelle-Calédonie’, devez-vous choisir la lecture ou la non-lecture —seulement un soutien aux auteurs si vous l’achetez 😉 ? Comme c’est un ouvrage collectif, ce livre est l’exemple typique où il faut malheureusement scinder sa réponse. L’historien Frédéric Angleviel a joué le rôle de coordinateur mais pas d’éditorialiste. Ayant sollicité bon nombre d’auteurs, il lui était difficile ensuite de refuser leur contribution.
Plus important encore, il était essentiel d’avoir un panorama d’opinions diversifié ethniquement et socialement. Cela implique des contributions plus ou moins libres de leur parole. Les Évènements ont déclenché une omerta terrible. Radicalisées, les communautés se sont vues interdire d’évoquer certains aspects du contentieux. Tabou particulièrement marqué chez les kanaks. La plupart sont aujourd’hui un mélange de fureur et de honte. Fureur de ne pas avoir été entendus. Honte de la forme qu’a pris la protestation des jeunes.
Que peut-il sortir d’un mélange de fureur et de honte, à froid ? Rien de significatif. Un discours lisse. Certaines contributions sont, sans surprise, très convenues. Aucun discours révolutionnaire chez nos auteurs du Pacifique, réticents à sortir de “la ligne”. Et même cette ligne, nous n’en découvrons pas vraiment le tracé. Je me reproche de ne pas fait précocement à Angleviel la suggestion de contacter ses anciens élèves kanaks universitaires, qui auraient pu élaborer une dissertation commune sur leurs attentes après ces Évènements. La jeune génération est absente. Heureusement quelques vieux sont encore fringants !
Tant pis. Vous utiliserez la non lecture pour combler les trous, car elle ménage du temps pour faire sa propre dissertation. D’autres contributions méritent cependant qu’on s’y attarde. Je les ai répertoriées dans le post précédent, sans détailler les notes mises à chacune. C’est après tout une collaboration et non une compétition. Mon autre déception qu’elle n’ait pas donné lieu à de vraies rencontres. Ce n’est pas définitif. Tout dépendra sans doute de la publicité donnée au livre.
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« Le seigneur des porcheries » (Lord of the barnyard) de Tristan Egolf, quand la petite ville Baker se réveille des émeutes ayant tout détruit :
**La crise venait de l’intérieur et, en tant que telle, nécessitait une coordination interne. Connue aussi sous le nom de coopération. La coopération et la responsabilité. Deux des ressources les plus rares dans la Corn Belt. Toutes deux étaient à leur bas niveau habituel quand vint le moment de les mobiliser. En conséquence, Baker prit un bouillon.**
Nous avons bu le bouillon pour toutes les raisons que l’on sait, qui ne sont pas toujours les raisons que l’on cite.
Rien n’est plus facécieux que l’histoire qu’on fini, chacun et tous, par se raconter, car il faut juste qu’elle soit claire et admissible. Elle peut ainsi se transmettre et se faire entendre plus aisément. A la fin, un consensus se dégage, formant au mieux un grand ensemble, deux au pire… Pourtant, au fond, rien n’est résolu et les chaque cercle social promène sa petite névrose, et ainsi va, demeure, devient trans-générationnelle.
Je reste toujours atterrée lorsque l’on fait référence à la mission exemplaire de Michel Rocard, car on oblitère que ce brillant homme est venu « réparer » la conséquences les promesses électoralistes de Mitterand, qui furent la « poudre mise au feu » et eurent les conséquences les plus meurtrières que l’on connaît. Personne aujourd’hui ne pense à faire le procès de la politique du Gouvernement Mitterand, parce qu’aujourd’hui c’est “le tour à Macron !”
Comment peut-on oblitérer ainsi le dénouement des accords dont tous, pourtant, se réclament ?
Le Président pourtant n’a rien fait que « faire suivre par la voie institutionnelle » ce qu’avaient prévus les accords dans leurs termes et à leur terme. Tu (** Jean-Pierre Legros) l’as fort bien souligné dans ta première réponse, on ne peut croire, sous un gouvernement et un congrès indépendantistes, que le peuple kanak fut juste la victime d’une politique droitiste Macroniste porté par les seuls loyalistes. La réalité, c’est que nos collégiales institutions devaient préparer « l’après accords », mais qu’aucun travail n’a été fait. Plusieurs années à procrastiner en attendant que sonne l’urgence des nouvelles élections provinciales. C’est donc par les voix institutionnelles, que la République s’est prononcée sur un des points majeurs (le dégel du corps électoral) parce qu’il est un préalable à tout nouveau scrutin local. Tous avaient signé pour ça ! Omis aussi que le Gouvernement calédonien avait rendu son accord sur la présentation du projet de loi, bien qu’il ait ensuite tenté un « rétropédalage » !
On parle beaucoup du pays du « non dit » mais notre pays souffre de la façon dont les choses sont « redites »… La vérité échappe à ce petit territoire pour être happée par des dogmes plus grands, pas toujours si “humanistes” que cela.
Les analystes sur l’histoire calédonienne ne manquent pas, l’éclairage qu’ils apportent et un faiceau d’orientation et de largeurs diverses, aucun ne fait d’erreur fondamentale, aucun ne peut transcrire l’exactitude des faits puisque les vérités sont multiples.
Christophe Sands est archéologue, peut être, est-ce cela qui fait qu’il regarde l’humanité dans sa diversité ses migrations ses évolutions ? Un regard factuel sur le passé, qui va au-delà de l’histoire politique. Une vision plus vaste…
La réalité calédonienne est un particulariste et n’en est pas un. S’il est un ouvrage précieux, c’est le livre de Amin Maalouf, « Le naufrage des civilisations ».
Comme toi j’ai cru lire l’histoire calédonienne.
En partant de l’Egypte il intrique le récit dans l’histoire mondiale. Il éclaire sans aucune partialité les faits d’hier, rend le présent compréhensible, sans jamais à avoir à traiter de consensus. Il raconte une histoire humaine qui rend compréhensible l’Histoire.
À l’instard des séismes, nous vivons des répliques de désastres politiques partout sur la planète. Nous avons l’audace d’analyser et de croire que tel ou tels en sont la cause, mais c’est bien notre “pauvre humanité” qui nous fait rejouer toujours les mêmes partitions, sans qu’un seul mémorial ne parvienne à marquer nos mémoires.
La sagesse collective est une illusion.
L’égalitarisme un voeu pieu, pour que ça change un jour il faudrait modifier notre ADN !
Quand on le vit de l’intérieur, le caléïdoscope calédonien ne ressemble à aucun autre, mais nos crises, nos abus, nos conflits, nos réconciliations sont ceux d’une population humaine pour laquelle j’aime souvent à dire qu’il faudrait plus « une bonne thérapie que de nouveaux accords”.
Au-delà de tout, nous sommes résiliants, tous, énormément ! C’est là un bon tricotage de l’ADN humain qui permet de continuer à nous projeter, donc à survivre.
La jeunesse calédonienne d’aujourd’hui est belle et prometteuse, elle n’est pas “que” les enfants perdus et blessés avec des cailloux pleins leurs poches. Il faut savoir regarder et dire nos réussites. Et nos échecs, les admettre sans honte mais toujours avec des projets ! Dénoncer sans proposer conduit à une incurie. C’est le grand reproche qui est fait aux partis indépendantistes !
La honte a trop longtemps acompagné tous les calédoniens. Elle est la mauvaise fée penchée sur le berceau.
Je crois profondément qu’en dépit de ce tout ce qui a pu être dit sur « le fait colonial » nous devons apprendre à regarder derrière cette porte, qui ne doit en aucun cas être verrouillée, mais il est essentiel de cesser de l’utiliser comme une expiation éternelle.
Après que les chagrins soient entendues, il faut purger la peine. Parce qu’il y a beaucoup à entendre et à regarder, pas que des plaies et des bosses.
Je pense souvent à ce que m’avait confié mon ancienne camarade de classe, à propos de l’histoire de son arrière grand père arabe algérien, qui fut condamné au bannissement à vie et déporté en « Kaldûn » : quand elle s’est rendue dans le bled d’origine de la famille retrouvée, après la joie et les effusions, elle a aussi pris la mesure « du fait colonial ». Elle me confiait qu’en trois générations, la descendance des anciens déportés à “la Nouvelle” est nombreuse et heureuse. La plupart a fait des études supérieures et ou leur membres sont acteurs de la vie sociale, politique et économique du pays. S’ils étaient restés au bled, ils seraient semblables à leurs petits cousins, qui vivent encore dans la pauvreté, ne parlant ni le français ni l’anglais, juste le dialecte arabe du coin (pour ses ascendant à elle). Cela l’a profondément troublée, comme un état « schizophrénique » d’être construite sur une double histoire fondée sur l’injustice et la résilience.
Outre que la population calédonienne dans sa grande majorité est faite de ce bois, cela fait réfléchir sur les multiples façons dont nous pouvons regarder l’histoire avec le petit et le grand « H ».
Celle que nous ne savons pas, c’est celle qui s’écrira demain.
Faire vivre le futur permet d’écrire une partition à plusieurs mains.