E24-Réaction 7: L’autonomie c’est du donnant-donnant

Un sentiment étranglé

Si kanaks et blancs n’arrivent pas à s’entendre sur l’indépendance depuis si longtemps, c’est bien qu’en réalité l’autonomie n’existe ni pour les uns ni pour les autres. Un lacet étrangle ainsi le sentiment indépendantiste dans les îles encore reliées à un soutien extérieur. L’idéal n’a pas les moyens financiers de se réaliser, se fait diluer par le pragmatisme. Tant mieux pour les bénéficiaires de la coopération, c’est-à-dire la plupart d’entre nous, locaux ou expatriés, dont les vies seraient appauvries par un idéalisme trop radical. Les tentatives de sociétés idéalistes ont toutes été de retentissants échecs historiques. La nature humaine n’est pas fondée sur l’idéal. Seule une fraction infime de nos neurones en fait une vigie.

L’idéal n’est jamais atteignable ni souhaitable, c’est un poteau indicateur. En chemin, nous sommes ravis de l’apercevoir, certains d’être sur la bonne route. Mais n’allons pas camper à son pied ou grimper à son sommet en croyant avoir atteint la divinité. N’est-ce pas le meilleur moyen de se casser la figure ? Car le monde change, les poteaux sont ébranlés, l’idéal est fissuré. Il faut continuer à se déplacer, s’adapter aux transformations, échapper à l’enlisement.

Des soeurs siamoises

Plus l’idéal est brûlant plus il faut le tenir au bout de longues pincettes. Moins aveuglés, nous pouvons regarder ce qui se profile derrière. L’indépendance, est-ce se couper du monde ? Ou y insérer notre désir d’une manière qui le rende acceptable, sans réticence ? Chez les radicaux l’indépendance est malencontreusement réduite à « moi seulement, rien d’autre », alors qu’elle se situe toujours dans un cadre. Elle est une relation particulière avec ce cadre et non l’absence de relation.

La jeune Kanaky a une manière étonnante de réclamer son émancipation de Maman France. Elle veut une belle somme pour partir, une vraie fortune en fait ! Disons que la manière est naïve, par gentillesse. Elle montre surtout sa méconnaissance de l’extérieur, des krakens qui l’habitent, bien plus mortels que nos requins-tigres. Que doit répondre Maman à son ingénue qui hurle et tape du pied ? Peut-être lui dirait-elle ses quatre vérités, si la jeune et foncée Kanaky n’était pas soeur siamoise avec la plus blanche Calédonie. Impossible de les scinder. Si encore la Kanaky partait se faire dévorer seule, la décision serait plus facile : « Vas vers ton destin ! » —ton festin? Celui des requins? Ce qui est arrivé à la soeur Vanuatu. Elle est devenue réellement autonome, dans le sens que personne sur la planète ne s’inquiète de ses habitants et de leur santé. Seule importent ses aires maritimes. Les poissons du Vanuatu ont plus de valeur à l’international que sa population humaine. Quel pourcentage de la population kanak a visité ce pays pour se faire une idée de l’avenir ? L’une de ses dernières ressources est de vendre ses passeports nationaux à bon prix. Un doigt d’honneur à l’idéal d’indépendance, n’est-ce pas ?

Toujours l’erreur d’opposer la raison à l’émotion

La Calédonie est au bord du séparatisme. Tant que l’écartèlement menace, la métropole doit contingenter ses promesses de soutien matériel à un accord piloté par elle. Ne pas se défausser en demandant aux parties de se mettre d’accord sans intervenant extérieur. Impossible : elles ont échoué depuis des années à le faire. Les loyalistes n’ont pas le contrôle de l’aide métropolitaine, ne peuvent négocier avec cet argument. L’État doit être un médiateur actif, remplacer un centre politique que l’on n’entend guère, sauf pour des appels au calme. Darmanin a fait l’erreur de ne pas revenir pour demander confirmation d’un accord sur le dégel, quand celui-ci a semblé obtenu à l’arraché. L’interventionnisme de l’État ne peut cesser que si une coalition centriste a repris le pouvoir politique local. Impossible de laisser deux frères ennemis continuer leurs rixes quotidiennes.

Comment Macron devrait-il réagir quand un président calédonien indépendantiste réclame un doublement de l’aide pour réparer les dégâts commis par son propre camp ? Les kanaks militent-ils pour l’indépendance ou la dépendance ? La difficulté constante de ces négociations est qu’elle ne confronte pas deux raisons séparées par une différence de culture ; il s’agit d’une revendication face à une raison. Une revendication ne réfléchit pas, ne raisonne pas, ne cherche pas à se fondre dans une solution globale. Elle veut être satisfaite immédiatement.

Un débat intérieur ligoté

Envoyer la loi sur le dégel aux oubliettes, c’est y envoyer aussi le vivre ensemble. Retour quarante ans en arrière… et pas d’Accord, puisque ceux de Nouméa se terminent sur un échec. Les frères ennemis calédoniens vont-ils reprendre leur copie et faire mieux, dans le contexte radicalisé actuel ? Un parent lucide n’y compterait pas. Pas avant longtemps, et seulement s’ils n’entretiennent pas leur brouille en se côtoyant tous les jours. Quarante années ne les ont pas mûris ensemble parce qu’ils avaient besoin de mûrir chacun de leur côté, avec des échanges pilotés.

Il y a quarante ans la partition était, au moins temporairement, une évidence. Aujourd’hui la mosaïque urbaine est faite de pièces ethniques si petites que la partition causerait un malheur trop collectif. Ne reste plus au parent que la possibilité d’en brandir la menace pour obliger les revendications séparatistes à s’assumer ou à s’éteindre. La Kanaky ne trouvera pas meilleur financeur que la France. Mais elle a besoin de se décider sur le type d’indépendance à financer, et nous venons de le voir avec E24, c’est un débat qui n’a pas été tenu en interne.

La Kanaky “quoi qu’il en coûte”

Pourquoi ce débat est-il si difficile ? Il se tient entre différentes composantes d’une Kanaky encore très juvénile. Souvenez-vous de votre émancipation en tant qu’adolescent. Votre désir de conquérir le monde vous déchirait entre des sentiments contradictoires : l’envie de partir quoi qu’il en coûte, l’inquiétude à l’idée de se couper de toute aide, une affection en retrait mais certaine pour vos parents. Nous retrouvons tout cela dans la Kanaky aspirant à l’indépendance, exprimé par ses différentes têtes. Aujourd’hui c’est le “quoi qu’il en coûte”, la CCAT, qui a pris le pouvoir par la violence sur les autres sentiments.

En temps normal Maman France n’aurait qu’à s’y résoudre, car s’opposer ne fait que renforcer le sentiment de rejet au détriment des autres. Mais il y a ce problème de soeurs siamoises. La part de territoire calédonien qu’elles partagent n’est pas mince. C’est l’essentiel du corps en fait. Habité autant par des kanaks que des blancs, qui n’ont pas envie d’une déchirure. Le “quoi qu’il en coûte” n’est pas majoritaire. Pour se faire entendre, il terrorise plus qu’il enthousiasme. Que doit faire le parent devant une conscience aussi divisée mais coincée dans un seul corps ?

Car c’est cela la Kanaky : un seul corps, quelques voix qui se disputent dans la tête, une majorité de cellules qui se taisent. Maman ne peut pas recomposer sa progéniture, peut-être simplement dire : « Ne martyrise pas ton corps, que tu n’entends pas se plaindre ». Elle ne peut en tout cas laisser martyriser le corps de la siamoise blanche, qui ne devrait pas subir la névrose adolescente de l’autre. Il lui faut ainsi intervenir dans le débat intérieur de la Kanaky : À quel prix désirez-vous cette émancipation ? Si c’est “quoi qu’il en coûte”, partez sans rien. Laissez derrière vous ce que vous n’avez pas construit.

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