Bi-bloc vs tri-bloc
En politique, le système bi-bloc est la confrontation droite/gauche classique, et le tri-bloc un centre plus fort encadré par ses ailes droite et gauche. Le bi-bloc est-il plus stable que le tri-bloc ? C’est l’avis de Julia Cagé et Thomas Piketty1, et aussi de Jérôme Fouquet2. Ces auteurs sont remontés à la fin du XIXè siècle pour retrouver la présence du tri-bloc en France, comme aujourd’hui avec la période macroniste. Entretemps c’est le bi-bloc qui a dominé, assurant la période la plus stable et la plus propice aux progrès économiques et sociaux, affirment les auteurs. Tandis que le tri-bloc correspondrait à des périodes de grande instabilité.
Reprochons d’emblée aux auteurs une approche téléologique radicale, ce que j’appelle le regard descendant exclusif : ils présupposent le régime politique en tant que cause et non conséquence de l’instabilité. Le regard ascendant, lui, se demande quelle configuration sociale a fait émerger le tri-partisme et si ce n’est pas elle qui crée l’instabilité. Le tri-bloc serait alors une solution d’organisation efficace, mais qui dure moins longtemps en raison de l’instabilité plus forte de sa constitution.
Quelle société pour quel régime ?
Pour juger des qualités comparées des bi et tri-blocs, cependant, il faut s’extraire du contexte démocratique, régime loin de montrer lui-même une belle continuité, pour regarder une plus large perspective historique. Les bi-blocs se montrent alors responsables de terribles guerres civiles, et l’exemple contemporain des USA n’est pas propice à nous rassurer. Un bi-bloc n’est stable qu’avec un pouvoir central fort, incontestable, c’est-à-dire quand les deux factions sont les bras d’un même corps et l’un devient temporairement dominant. Il existe une conscience sociale unique. Si au contraire le bi-bloc traduit des divergences organiques, en particulier ethno-culturelles, l’éclatement du régime est assuré.
Le tri-bloc est bien plus résilient, alors est-ce une surprise s’il apparaît historiquement dans des contextes plus instables ? Le tri-bloc est-il cause ou réponse à l’instabilité ? L’éclatement n’aurait-il pas eu lieu plus tôt encore si un bi-bloc avait gouverné la politique ? Un parti centriste est l’aire naturelle de débat entre les opinions contradictoires. Mais il en existe de deux types :
1) Le centre qui se vide de ses occupants quand il n’y a guère de contentieux en politique. En quelque sorte il est une cour où les gens viennent discuter mais personne n’y habite. Il est fréquenté par ceux qui flânent, ou guère intéressés à prendre parti, ou encore les mendiants de la politique. C’est le centre “mou”.
2) Le centre dur est celui des politiciens qui veulent donner une âme au lieu. Ils en font un salon richement décoré, regorgeant d’icônes de philosophes et visionnaires. Mais les discussions sont pragmatiques et tenues à l’ombre des idéalistes, pas sous leur coupe. Les centristes sont conscients de l’héritage et de la nécessité de le transformer pour qu’il fructifie. Ils se méfient des héritiers directs des idéalistes, aux idées trop arrêtées. Ces gens là sont aussi dangereux que des taureaux au couloir dans un corral : ne tombez pas sur leur chemin ! Il faut être nombreux et collecter les bonnes volontés pour cornaquer ces bêtes viriles, les empêcher de tout détruire dans une éruption de colère.
Petite annonce: on a besoin d’un berger
Le centre étant par nature l’endroit où se rassemblent les moindres volontés, un large effectif peut signifier malheureusement une large indécision dans la population. Les extrêmes voient ainsi le centre comme un troupeau où faire son marché. Dépêchons-nous de tatouer notre marque sur ces moutons avant qu’un autre le fasse !
Le centre politique a ainsi besoin de bergers efficaces pour protéger les moutons des loups. Des bergers rassurants, de haute stature, qui voient dans toutes les directions. Il en naît bien sûr dans toutes les générations, mais ont-ils envie de faire de la politique ? Le travail est-il honoré ? L’électeur vous transfère-t-il réellement son pouvoir ou aurez-vous affaire à une girouette qui se tournera vers un autre au premier coup de vent ? Si les bergers sont les sages que nous espérons, ils fuiront aujourd’hui la politique comme la peste ! Seuls les radicaux demeurent, ceux qui n’ont aucune difficulté à cristalliser les opinions extrêmes.
Mais existe-t-il encore un semblant de troupeau ?
Le centre dur a donc un problème de management. Qui veut le job et se retrouver père de milliers d’enfants turbulents ? Mais ce n’est pas la seule difficulté. Un centre dur ne se conçoit que dans une société éminemment collectiviste. Deux conditions en effet : 1) que les citoyens visualisent le centre en s’intéressant à tous les discours, savent donc écouter les autres ; 2) qu’ils soient motivés pour fusionner leurs opinions en une seule, le meilleur compromis. Les deux conditions nécessitent d’effacer son individualité derrière l’intérêt du plus grand nombre. Ces conditions sont-elles répandues aujourd’hui ?
Vous avez répondu non sans hésiter, quelle que soit votre inclinaison politique. Voilà bien la seule opinion qui nous rassemble tous. L’ego est indélébile ! Les gens sont installés dans un petit univers intérieur déjà tellement riche en informations qu’il semble inutile d’aller chercher d’autres manières de voir. Le seul collectivisme persistant n’est qu’un groupisme, c’est-à-dire le rapprochement avec des univers semblables et non une intégration générale.
Le poison égalitaire
La libéralisation de l’accès au savoir faisait miroiter un progrès civilisationnel majeur : que la plèbe inculte et stupide voit ses rangs fondre pour disparaître définitivement. L’ensauvagement aurait laissé la place à un ensagement général. Tout le monde se serait emparé des habitudes de l’élite intellectuelle, mélange d’ouverture d’esprit, de débat enflammé, d’envolées artistiques, de passion pour les sciences, de moqueries douchant la médiocrité et félicitations propulsant les éclairs de génie. Tous aristocrates de la pensée !! Ah, et qu’en est-il ?
L’embellissement se fait attendre, à cause de ce que j’appelle le poison égalitaire. Malgré la devise inscrite au fronton de la République, nous sommes et restons inégaux par nature. Tandis que chaque citoyen a dans son portefeuille une carte électorale lui attribuant la même importance qu’à tous les autres, quelques phrases échangées avec n’importe lequel de ces citoyens permettent rapidement de juger de son facteur G, ce barème intuitif et général de l’intelligence qui nous permet de prédire si la conversation sera enrichissante ou non.
Camisoles algorithmiques
L’égalité est en parfaite contradiction avec la hiérarchie d’importance. Leurs fonctionnements sont opposés : dans la hiérarchie l’effort est permanent pour se hausser et s’empêcher de redescendre ; dans l’égalité aucun effort n’est à fournir. Si l’un hausse ses privilèges les autres n’ont qu’à dire: « J’y ai droit aussi ».
Nous avons aujourd’hui conscience, devant les transformations opérées par les algorithmes des réseaux, que nos congénères sont hautement manipulables et téléguidés par des informations quotidiennes trop riches et toxiques. Infobésité. Plus la pression d’info augmente, moins il reste de temps pour réfléchir, entraînant la robotisation des facebookers, ixiens et tiktokeurs. N’existe-t-il pas un effet semblable des “algorithmes démocratiques”, des modes électoraux qui désignent les représentants ?
Que des reines dans la fourmilière
Le plus simple des algorithmes démocratiques est l’égalitaire. Il manipule immédiatement tout esprit. Crédité d’une importance équivalente à tout congénère, notre esprit s’empresse d’établir son petit royaume. L’ego est roi. L’égalité étant universelle, l’enfant est roi également. Le foetus sera bientôt roi à son tour, dès la première cellule. Dans un grand élan de générosité, même les autres espèces se voient inclues dans une perspective égalitariste. Qui reste encore exclu du système ? Plus personne ? Si. La majeure partie de l’humanité en fait. Car le poison égalitaire, sécrété par les idéalistes, a un effet paradoxal : il empêche de mettre en place des solutions pragmatiques pour diminuer les inégalités. Comment en effet pourrait-on aborder ce problème en postulant une égalité d’importance entre humains, alors que la Nature ne nous en donne aucune au départ, seulement des potentialités, et rend celles-ci foncièrement inégalitaires ? L’égalité est un objectif et non un préalable. Le préalable est notre inégalité innée ; c’est elle le vrai moteur de nos relations sociales.
Ne replongeons pas dans les utopies édictant l’égalité en tant que principe d’organisation : elles ont toutes fini dans les poubelles de l’Histoire. Ces idéalisations sont faciles à ressusciter dans l’intimité de l’univers mental personnel mais incapables de s’adapter à une humanité diversifiée. La hiérarchisation réapparaît toujours. C’est un principe spontané de l’organisation sociale, qui s’installe d’autant plus vite que la communauté s’étend.
Hiérarchie = coopération
La hiérarchie, en tant que principe ontologique, est aussi incontournable que les différences génétiques. Elle fonde le principe même de coopération. Pourquoi en effet aurait-on besoin de coopérer si chacun d’entre nous disposait de talents identiques dans tous les domaines ? La hiérarchie des aptitudes fonde la coopération humaine. Elle est inhérente à l’idée de société. Ce qui est critiquable, par contre, est la gestion de cette hiérarchie. Les manières diffèrent selon les régimes politiques, de la hiérarchie par la naissance (monarchies, chefferies coutumières) à celle des compétences, bien loin d’atteindre la fluidité attendue dans nos démocraties contemporaines.
Aucune manière ne prétend encore à l’universalité. Mais ces réserves ne sont pas un dénigrement du principe de hiérarchie en soi. Elles incitent seulement à adapter l’envergure hiérarchique à la taille du cercle social géré. Plus la population est vaste plus les étages hiérarchiques sont à multiplier, pour que tous se sentent insérés dans cette hiérarchie et non pas éloignés d’elle comme des Dieux de l’Olympe.
Le poison égalitaire, l’hypertrophie des egos, une société à ré-hiérarchiser, voici résumés les points cardinaux de la cure de jouvence pour la démocratie que j’ai proposée dans Societarium. Elle débouche sur des propositions fort concrètes et remarquablement adaptées à un pays de la taille de la Nouvelle-Calédonie. Voyons un exemple :
Tous administrateurs
Un autre nom de la gestion hiérarchique est l’administration. Réinsérer toute la population dans la hiérarchie implique que chaque citoyen ait un rôle administratif. L’idée vous semble-t-elle étrange ? Remplacer les fonctionnaires par les citoyens eux-mêmes, entre lesquels seraient réparties de minuscules tâches de gestion en plus de leur métier existant : je ne vous en voudrai pas si vous trouvez la proposition saugrenue. Mais songez un instant à l’incroyable gisement de productivité qu’un pays peut mobiliser ainsi, de quoi transmuter une île étouffée par son administration en fougueux dragon économique. Des cendres d’où émerge un phénix ! Les cendres, le tombeau financier, n’est-ce pas la piètre image donnée actuellement par le Caillou ? Quoi d’autre qu’une révolution sociologique pourrait le sauver de son cancer ethnique métastasé ?
Ce n’est pas seulement d’une renaissance économique dont je parle, mais d’une implication générale de la population dans la vraie naissance d’une troisième voie. Plus de “peuple” anonyme et informe, blob monstrueux qui vampirise et dilue l’effort personnel dans son immensité de cellules toutes égales et semblables. Chacun dispose de leviers sociologiques réels, en premier lieu l’auto-évaluation personnelle. Que diriez-vous si l’on vous demandait un avis objectif sur vous-même, et que vous soyez rémunéré en fonction de la qualité de cette évaluation ? Rien de compliqué à vrai dire. Il s’agit d’intégrer la hiérarchie en soi pour lui enlever du poids, se sentir mieux considéré, de même qu’intégrer les règles dans sa conscience sociale permet de se sentir plus libre.
Faire simple
“Rien de compliqué” Premier critère pour des transformations sociales à proposer aux calédoniens : qu’elles soient faciles à comprendre. Tous sont susceptibles de devenir parents, responsables d’une vie embryonnaire. L’auto-évaluation n’est rien d’autre : c’est devenir son propre parent, l’oeil à la fois tyrannique et empathique sur sa vie. Si les Évènements 2024 ont démontré une chose, c’est que nous manquons de parents. Il faut les chercher en nous-mêmes. Les jeunes n’écoutent plus personne ? Ils peuvent encore écouter leur voix intérieure, s’il est rentable de l’éveiller.
Le vote négatif, prendre en compte la détestation
J’ai cité l’algorithme égalitaire ; d’autres manipulent encore plus étroitement le fonctionnement démocratique, comme les modes de scrutin. Nous sommes représentés par les politiciens que nous préférons, mais impossible de signaler ceux que nous détesterions avoir comme représentants. Or la préférence négative est plus importante encore que la positive. Élire le président le plus consensuel, c’est voter pour éliminer ceux qui nous déplaisent et non désigner celui qui nous plaît. Avec un vote négatif les électeurs créent immédiatement un centre solide et consensuel, tandis que le vote positif actuel recrée dans l’assemblée des partis aussi extrémistes que dans la population, avec des conflits encore moins solubles parce que concentrés sur les plus radicaux parmi ces tendances populaires.
L’algorithme électoral actuel crée un congrès type “panier de crabes” tous occupés à se dévorer plutôt qu’à se préoccuper d’une saine gestion des affaires. Qui est responsable ? Électeurs, politiciens ? Personne en fait. Tous sont manipulés par l’algorithme. Les espoirs des uns et les carrières des autres sont entièrement modelés par des règles dont personne n’est propriétaire. Et nous croyons au libre-arbitre ?
Infarctus démocratique
Le libre-arbitre personnel n’existe pas sans sa forme collective, c’est-à-dire une humanité capable de regarder la maison qu’elle habite, et changer si nécessaire les plans tracés par une génération disparue. Mais pour y parvenir il faut un cerveau à cette humanité, et donc… une hiérarchie. Qui décide, qui agit.
Mais elle est contestée, impuissante. La démocratie est peut-être déjà décédée d’un infarctus cérébral dont nous autres, malheureux neurones survivants dans les tissus délabrés, n’ont pas encore été avertis…
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