E24-Un projet pour l’avenir

Encore là, cher lecteur ?

Remerciements à ceux qui ont lu cette longue série d’articles sur le Caillou. Il était nécessaire d’approfondir les choses pour que les solutions ne semblent pas, comme tant d’autres, tirées du chapeau. Forment-elles pour autant un ensemble cohérent ? En présentant la méthode employée, j’ai insisté sur la nécessité d’un modèle des conflits de la société calédonienne. Cet article final montre comment les mesures s’articulent pour réduire l’intensité des conflits. Mais pas les faire disparaître ! Notons en effet que les sociétés îliennes sans conflits sont terriblement statiques, à la traîne des mutations du monde. Charmants musées ethnologiques pour les touristes mais trous désespérants pour les jeunes, qui y ont un taux de suicide élevé. Pour contrer cette rigidité sociale îlienne, la richesse ethnoculturelle de la Nouvelle-Calédonie, qui ne le cède en rien à sa richesse en espèces endémiques, est une chance fabuleuse ! Si le pays parvenait à en profiter, il deviendrait sans nul doute le phare culturel et économique du Pacifique.

Insérons les mesures déjà citées dans notre modèle de la société calédonienne, qui fait appel à trois conflits intriqués : ethno-culturel, lutte des classes et ville/campagne (problème de la centralisation).

Le conflit colonial

Le passé colonial n’est plus la vraie cause de ce conflit. Il sert de prétexte à la prébende réclamée par le clan indépendantiste, au point qu’il serait légitime de parler de racket anti-colonial succédant au colonial. En effet la Nouvelle-Calédonie est probablement le pays où les efforts les plus significatifs ont été menés pour épurer le passé colonial. Deux provinces sur trois sont dirigées par les kanaks, la troisième plus blanche envoyant des subsides importants aux deux autres pour soutenir leur développement. Ces tentatives d’autonomisation sont malheureusement un échec économique, couronné par la fermeture de l’Usine du Nord. Les compétences ne surgissent pas en milieu tribal en l’espace de deux générations, sauf si la société traditionnelle entreprend des réformes internes significatives. Malheureusement la Kanaky est toujours en train d’en discuter sur le pas de sa porte.

Deux provinces, Nord et Îles, restent ainsi des boulets économiques pour la troisième, la Sud. Pire, elles ne fournissent pas suffisamment de jobs à leur population, qui émigre massivement dans la province la plus active. Ce surcroît de familles à faire démarrer dans la vie aurait du réduire la dîme de la province Sud aux deux autres. Mais non, celles-ci refusent de sacrifier leur confortable rente. Autant pour les grands discours sur la dignité et l’indépendance…

Un discours politique vicié depuis quarante ans

Les conséquences pratiques sont bien plus graves qu’une simple entorse à la morale. La dépendance déguisée en volonté d’indépendance tronque la posture politique depuis quatre décennies et empêche toute avancée de la Kanaky. Comment se débarrasser d’une névrose coloniale quand on dénigre son existence ? On ne l’abandonne jamais; alors plus question de voir celui qui vous la rappelle. Rejet et non indépendance. L’âme kanak est malade d’un défaut de sincérité que n’avait pas celle des ancêtres. Certainement a-t-elle été corrompue par celle du blanc, embarrassée de sa propre névrose égalitariste. Mais le blanc se traite, lui ! Il a réussi il y a vingt ans avec Avenir Ensemble à soulever la chape du clientélisme et de la corruption, pour en débarrasser sa cité et la rendre plus attractive et performante. Qu’attend le kanak pour suivre son exemple ?

Conflit colonial et indépendance tissent un drapeau haut en couleurs, écran bien aveuglant jeté sur des revendications plus communes, financières, que connaissent toutes les démocraties contemporaines. Tout cela n’est pas très clair dans les têtes des manifestants et le cri « Vive la Kanaky! » est la seule chose facile à émettre. Se voulant pragmatiques, nos solutions doivent en tenir compte. Personne ne transformera la foule en assemblée de philosophes. J’ai donc gardé la fausse étiquette du conflit ‘indépendance’ comme cible de la plupart des mesures, dans l’espoir de secouer le palmier calédonien aux palmes brunies et desséchées par le mensonge, faire recirculer une sève plus vigoureuse, en détacher quelques insectes suceurs qui l’épuisent.

Réaction 1-Éducation: Cesser de faire croire aux petits kanaks que l’école conjointe avec les blancs va étouffer leur culture. Travailler les programmes et les espaces de discussion pour que les avantages des deux cultures soient mis en lumière, dans les contextes propices. Le kanak a besoin de s’éveiller à son individualité et le blanc de retrouver sa solidarité spontanée.

Réaction 2-Faire le procès des Évènements: parce qu’ils ont démontré le danger de faire de la radicalisation son fonds de commerce. Débat et contestation doivent s’arrêter en démocratie au sein d’une crise, pour laisser les institutions faire leur travail.

Réaction 3-Discuter avec les jeunes: pour rattraper une génération pervertie par le clientélisme politique de l’indépendance. Trouver un avenir militaire mieux encadré pour les fervents de la bagarre.

Réaction 5-La Kanaky s’allonge sur le divan. Son meilleur psy pourrait être son élite expatriée, du moins celle non pervertie par l’ultra-gauche, qu’il faudrait inciter à revenir d’urgence pour équilibrer les débats et éteindre le sentiment anti-kanak chez les blancs, désormais convaincus d’habiter au milieu des barbares.

Réaction 6-Féminiser la représentation politique: des mamans kanaks pour gérer les egos masculins et s’inquiéter des gamins.

Réaction 8-Mettre le paquet sur la symbolique commune: drapeau, sportifs, rayonnement culturel. Décrisper l’unité kanak contre le blanc par le renforcement de l’unité calédonienne face au reste du monde.

Le conflit des niveaux de vie

La grille de lecture riches/pauvres, en sociologie, est galvaudée et inefficace. Il existe des riches qui partagent volontiers et des pauvres égocentriques. À qui ai-je vraiment affaire, demandez-vous ? Utilisez plutôt le réglage TD; il indique pour chacun d’entre nous la propension plutôt individualiste (le T de soliTaire) ou plutôt collectiviste (le D de soliDaire). Nous sommes alternativement l’un et l’autre selon les circonstances, néanmoins le réglage TD est un bon indice de ce que les gens vont faire, donner ou garder pour eux, dans une situation donnée. C’est une grille de lecture plus efficace que ‘riches/pauvres’, car elle est ancrée dans le concept même de société : une entité faite d’egos côté face, d’un collectivisme partagé côté pile.

En utilisant cette grille une évidence se fait : peu importe le revenu de base, certains profitent bien davantage des transferts sociaux que d’autres. Vous êtes bien informé de vos droits et en profitez à fond, voire abusez un peu ? Vous pouvez traire les organismes sociaux comme des vaches à lait, au détriment des autres, des mal informés, ceux qui n’osent rien demander, ceux enfin qui voient toujours situation pire que la leur. Egos surdimensionnés versus solidarités silencieuses: pas les mêmes têtes, ni la même utilisation du lien social, et l’administration ne fait pourtant aucune différence.

4 cases pour la société, 2 tendent à la faire éclater

Avec le réglage TD la grille riches/pauvres se scinde en 4 cases :
—pauvres prétentieux, « il est inacceptable que je sois plus pauvre qu’un autre »
—pauvres solidaires, « il y a toujours plus malheureux que soi »
—riches culpabilisateurs, « je donne volontiers parce que ça me gêne d’être plus favorisé »
—riches égotistes, « je ne quitterai jamais la place qui m’est due »

La gestion administrative des transferts sociaux ne s’embarrasse pas de telles finesses. Elle calcule, envoyant sèchement les feuilles d’impôt, les allocations. Malheureusement comme le réglage TD ne fait pas partie des calculs, elle crée beaucoup d’insatisfaction chez les individualistes, les uns estimant qu’ils ne reçoivent pas assez, les autres qu’ils donnent trop. Quel système plus incitatif pourrait diminuer cette insatisfaction tout en protégeant mieux les solidaires ? Nous en reparlerons dans un article plus élaboré sur les réformes économiques.

L’explosif conflit générationnel

Le conflit générationnel s’inscrit en filigrane dans celui des niveaux de vie. Les jeunes profitent aussi d’un transfert, mais générationnel : les parents aident à démarrer dans la vie. En l’absence de patrimoine kanak financier aussi cossu que l’occidental, les transferts aux jeunes kanaks sont nettement inférieurs aux jeunes blancs aisés. Méga-source de frustration quand on propose à tous les mêmes envies. Marketing et industrie du spectacle ciblent autant les uns que les autres.

Contrôler ces frustrations c’est impérativement bénéficier d’une éducation commune, où les raisons de telles inégalités sont expliquées et critiquées, où sont soulignés les écarts de richesse à l’intérieur de toute ethnie, et que ceux pouvant satisfaire tous leurs désirs restent en minorité infime.

Réaction 4-Légaliser le cannabis, pour arrêter le marché noir et cesser d’en faire l’accès le plus facile à la richesse pour le jeune kanak.

Réaction 7-L’autonomie c’est du donnant-donnant: Augmenter durablement son confort de vie, c’est compter sur ses propres moyens, refuser l’argent trop facilement donné —qui exclue du monde des échanges au lieu de nous y intégrer—, s’interroger sur l’avenir pour échapper au perpétuel présent figé des îles.

La lutte des classes, conflit planétaire, explique l’écho favorable rencontré par E24 chez une grande partie des métropolitains. Le combat des kanaks n’est-il pas le même que celui mené contre l’élite capitaliste française, riche et indifférente sur son mont Olympe ? Emportés par l’effet Dunning-Krüger, les métros se précipitent sur les interviews de manifestants clamant « l’oppression du peuple kanak », monument d’infox et d’auto-suggestion. Auraient-ils écouté avec une attention aussi béate de jeunes casseurs de banlieue venant d’incendier une ville comme Bordeaux et l’expliquant par « l’oppression » de l’administration française ? Car le parallèle est vrai : l’administration calédonienne a une belle couleur locale aujourd’hui, avec des présidents kanaks au congrès et au gouvernement.

Le conflit ville-campagne

La campagne contre la ville n’est pas le plus négligeable des conflits.  Il accentue notablement le manichéisme blanc/kanak, alors qu’en réalité la population calédonienne est fortement métissée. Quels sont ces discours politiques et ces insultes qui font royalement semblant de l’ignorer ? En face des blancs élitistes, qui se repèrent entre eux au premier coup d’oeil, nous avons maintenant des kanaks qui se prétendent “purs”, les “vrais kanaks” issus en droite ligne des ancêtres. Eh bien ceux-là n’occupent pas un territoire plus grand que les cimetières. L’essentiel des “frères”, qui n’en sont plus tellement, ont beaucoup de mélange dans leurs gènes et couleurs. Il va être difficile de délimiter la Kanaky au spectromètre.

Le manichéisme est bien aujourd’hui celui des modes de vie plutôt que l’origine ethnique. Tu vis en tribu, tu es kanak ; tu vis dans un beau quartier plein de belles bagnoles, tu es blanc. D’où le clivage au sein des ethnies mêmes : kanak éduqué mal à l’aise avec le frère resté au village, caldoche broussard hérissé par la suffisance du technocrate nouméen. Le conflit ville/campagne se marie assez fidèlement à celui des niveaux de vie. Le kanak de tribu est pauvre, le blanc de Nouméa sud est riche ; les autres ont des revenus voisins. Ainsi nos trois conflits n’ont pas créé six factions en Calédonie mais quatre : Aux extrêmes les kanakystes qui voudraient revenir à la mosaïque de tribus et les parisianistes qui tiennent à leur arrondissement nouméen, au milieu ceux qui voudraient bien vivre ensemble mais ont du mal à se le dire, surtout quand les autres leur hurlent très fort à l’oreille « Prends parti ! », à quoi il faudrait répondre « Prends-en ton parti… »

Redonner du pouvoir à un État fédérant des aires

Voyons un côté positif au conflit ville/campagne : il contrebalance le conflit ethnique grâce à la convergence du mode de vie en brousse. Le coeur calédonien est broussard. C’est en renforçant son importance que les divergences de Nouméa peuvent devenir des problèmes satellitaires. En décentralisant, la cité diminue le flux de quémandeurs à sa porte, pauvres et attirés par sa richesse, qui accentue encore les écarts avec les nantis.

Ce n’est pas les provinces qu’il faut financer mais les communes. La Nouvelle-Calédonie manque d’un État fort, qui jouerait pour les communes le rôle de l’Europe pour les nations du continent, finançant leurs efforts de développement d’après leur volonté d’intégration locale, avec une saine concurrence entre les aires plutôt qu’entre ethnies habitant un même endroit. Nous verrions ainsi disparaître ces barrières provinciales qui sont une partition ne disant pas son nom mais devenue définitivement irréaliste, sauf si une véritable guerre civile nous y forçait.

Décentralisation et privatisation

La décentralisation ne fait pas partie des mesures déjà listées car la réforme économique justifie un long article dédié, et surtout fait partie des projets bien plus ambitieux et délicats à mettre en place, quasiment une utopie dans une île absorbée par la priorité du conflit ethnique. Une crise dans un secteur tend à renforcer le conservatisme dans les autres plutôt qu’à tout remettre à plat. C’est pourquoi l’idée principale est de rendre indépendantes les gestions sociale et économique. Décentralisons la première pour redonner aux communes davantage de pouvoir sur leur mode de vie. Gardons centralisée la gestion économique mais confions-la à des experts non impliqués dans la vie politique. Ne devrions-nous pas même la privatiser pour amoindrir le clientélisme avec la gestion politique ?

Le projet est moins prétentieux qu’il y paraît. Au contraire il a l’humilité de renvoyer le contrôle de la machine économique à des instances supra-nationales. Ce n’est pas un petit pays comme la Nouvelle-Calédonie qui va corriger les débordements du Grand Marché capitaliste. Le pragmatisme commande de se soumettre à ses règles et d’engager les meilleurs experts pour en tirer parti. Si les politiques se mêlent d’imposer des rênes plus contraignantes à l’économie locale, c’est toute la collectivité îlienne qui en pâtit. L’indépendance, répétons-le, n’a de sens que dans un contexte de relation bien comprise avec l’extérieur. La solidarité kanak doit s’évader de la tribu et s’étendre à toute la population calédonienne, au lieu de la torpiller comme elle vient de le faire avec E24. La solidarité du barbare s’arrête à son clan, celle du civilisé à tous ceux qui veulent s’entendre avec lui.

Conclusion

L’avenir de la Nouvelle-Calédonie est entre les mains du kanak, pas celles du blanc. Le kanak est désormais seul dépositaire de la névrose coloniale. Le blanc contemporain s’éprouve comme citoyen du monde et aucunement comme colonisateur. Les générations ont effacé sa culpabilité, voire il peut comprendre son ancêtre quand il est lui-même, en 2024, confronté à une explosion barbare chez le kanak. Seul le kanak s’éprouve encore comme colonisé. Une névrose ne se traite pas en évitant tout contact avec son sujet plus clair de peau comme si l’on allait perdre sa propre couleur. Elle se corrige au contraire en se voyant mentalement affronter sa hantise, encore et encore, parce qu’un intérêt supérieur l’exige. On va à l’intérieur de soi et l’on y prend par la main le petit enfant caché là, on le rassure et on l’emmène faire ce qu’il craint, pour qu’il devienne plus grand. Quel est cet intérêt supérieur ? Un projet ambitieux pour la Kanaky. Lui construire une identité rayonnante. En être à l’origine. Se sentir fier d’être kanak en n’importe quel endroit du monde.

*

Laisser un commentaire