À propos du discours sur les jeunes
« C’est de la racaille! », « Ils n’ont pas de cerveau! », « Que de la boue dans leur tête! ». Pourtant selon toute probabilité l’ouverture de leur boîte crânienne montrerait un cerveau identique aux autres, pas même différent en couleur comme la peau, et fort actif. La question est alors : Pourquoi une programmation aussi dévastatrice dans les circonvolutions neurales ? Certes nous sommes enchaînés à des traits de tempérament. Mais ils ne sont que des sillons sur une ardoise vierge. Comment devient-on méchant alors qu’il n’existe aucun gène de la méchanceté, que les neuroscientifiques tendent même à penser qu’il n’existe aucun libre-arbitre ?
Comprendre les jeunes nécessite de dépasser la colère justifiée par leurs actes irréfléchis? Irréfléchis mais jamais inutiles du point de vue de ce qui les enclenche. Analysons les choses en utilitariste. Sur un esprit vierge, les sillons du tempérament sont profonds et grossiers. Leur rudesse mettra du temps à s’atténuer, au fil de la complexité de la vie d’adulte. L’âge de la majorité n’est pas celui de la sagesse. Changer une mauvaise manière de voir chez un jeune est la sortir d’une ornière profonde. Il faut un contact rapproché et un effort héroïque, mais le changement peut survenir très vite. Chez l’adulte ces ornières sont comblées par des comportements plus élaborés. Les attitudes s’ajustent plus vite mais changent moins en profondeur.
Sortir un esprit de l’ornière ce n’est pas descendre le sien vers lui comme un plafond prêt à l’écraser. C’est mettre des branches, des pierres, des remarques solides, sous ses roues. Toujours plein de fougue il va sortir seul du fossé et en tirer une grande fierté, à laquelle vous serez associé. Voici comment j’ai fantasmé mon intervention auprès des jeunes de la cité Tuband :
Un bonjour et je me présente
Je suis médecin, arrivé en NC il y a plus de 20 ans, et je n’ai pas de droit de vote. Je vous mets tout de suite à l’aise, je ne l’ai jamais réclamé et donc ce n’est pas de légitimité du corps électoral dont je suis venu vous parler. Une question intéressante serait plutôt : Pourquoi je me moque de mon droit de vote ? Mais nous en discuterons à la fin.
Je suis venu surtout pour écouter, tenter de comprendre des choses qui me semblent incompréhensibles, chez des jeunes qui sont mes voisins. Mais vous pensez probablement que je vais essayer de vous manipuler ? Eh bien oui, c’est exact. Rien qu’en posant des questions on manipule les autres, puisqu’on les oblige à s’interroger sur des choses qu’ils ne voulaient peut-être pas regarder de si près. Vous faites pareil avec les plus jeunes que vous : vous les manipulez pour qu’ils disent un peu moins de bêtises !
Mais avec moi le manque de confiance est un avantage : vous savez que je vais vous manipuler. Donc vous pouvez vous défendre !! Alors que quand vous êtes en confiance, vous avalez tout sans discuter. Je suis là pour parler avec chacun d’entre vous, avec le kanak que vous êtes, et non avec la Kanaky. La Kanaky je ne l’ai jamais vue, jamais rencontrée. Je peux croire en elle mais c’est comme avec Dieu : pas facile d’entendre ses mots, n’est-ce pas ?
Comment est-ce qu’on peut comprendre le monde?
Est-ce que c’est en restant dans sa maison? Non, c’est en sortant dans son quartier. En regardant partout. En visitant d’autres communautés. En arpentant l’île. En s’en évadant ? Qui a voyagé parmi vous ?…
La conclusion: plus on élargit son horizon, mieux on comprend le monde, plus on est accepté partout.
Qu’est-ce que sont, pour vous, les Accords de Nouméa ?
Vous n’êtes pas en cours d’Histoire. C’est le contraire. Comme c’est moi qui reçoit votre idée de ces Accords, vous pouvez me les expliquer comme si j’étais un enfant de 10 ans.
Questions subsidiaires: Puisque j’ai 10 ans je vais faire mon ingénu : Les Accords ont-ils été conclus pour dire que 20 ans plus tard, la Kanaky serait indépendante ou que tous les calédoniens présents au départ voteraient pour ou contre l’indépendance ? À quoi serviraient des accords où seuls les indépendantistes voteraient ?
Quel est l’intérêt du corps électoral gelé en dehors de ce vote précis ? Veut-il dire qu’une partie de la population va dorénavant décider en permanence pour les autres ? Qu’est-il alors, sinon un retour à la méthode coloniale ?
Les gens sont-ils égaux ou inégaux ?
Question difficile ! L’annoncer et laisser parler. Si rien ne vient,
Proposer la réponse suivante : Les gens ont envie d’être égaux avec ceux qui se prétendent supérieurs à eux mais pas avec ceux qu’ils considèrent inférieurs à eux. Autrement dit on a tous nos imbéciles, et nos idoles, avec l’envie de fuir les premiers et devenir les seconds. Beaucoup d’inégalité dans nos têtes, donc.
Question subsidiaire: Est-ce que les inégalités sont injustes?
Les inégalités sont injustes et en même temps personne n’a envie d’être identique aux autres, c’est-à-dire anonyme. Comment concilier les deux ? Nécessité d’une hiérarchie souple entre les gens, qui valorise les différences pour les rendre complémentaires, et sans les figer.
Construction et destruction, une affaire de volonté ou de tempérament?
Vous avez remarqué que les petits enfants sont déjà très différents. L’un empile ses cubes, un autre se jette rapidement sur la pile pour la détruire, comme s’il ne pouvait s’en empêcher. Qu’est-ce qui les différencie ? Un tempérament. Ce tempérament, l’a-t-on choisi ? Non, on naît avec. Alors lesquels, à votre âge, sont les plus méritants ? Ceux naturellement constructeurs et qui ont suivi l’école sans difficulté ? Ou ceux naturellement destructeurs mais qui ont réussi à corriger leurs pulsions pour continuer l’école ?
Que devrait-on apprendre à l’école ?
La culture kanak ? La française ? Ou la manière de comprendre et d’intégrer les deux, pour garder le meilleur de chacune ?
Agit-on plus efficacement quand on est en colère ou non ?
Les conclusions des psychologues sont du bon sens :
—Ressentir de la colère est utile parce qu’elle incite à agir. La passivité, c’est le pire.
—Céder à la colère fait choisir la solution la plus spontanée, généralement la plus mauvaise parce qu’irréfléchie.
—Maîtriser sa colère est finalement le plus efficace, en conservant l’élan qu’elle donne pour agir mais en la canalisant vers un mode d’action réellement productif.
Facile à comprendre mais plus difficile à mettre en oeuvre. Qui peut le faire ? Un observateur de soi-même. Ce qui en nous réfléchit à son propre destin et qui devient plus doué en vieillissant. Devenir vieux n’est pas quitter la jeunesse, c’est jucher un sage sur les épaules de notre âme restée jeune.
Est-ce que tout est permis dans une lutte idéologique ?
Casser l’outil de travail ? Détruire l’avenir économique du pays ? Jamais des gens engagés dans un combat idéologique ne font ce genre de choses. Les seuls qui le font sans états d’âme sont les étrangers au pays, ceux qui lui font la guerre et veulent l’anéantir.
Qui parmi vous a une copine et que pense-t-elle des Évènements?
Pense-t-elle que le plus important est l’indépendance de la Kanaky ou le fait de trouver une situation sociale stable avec un bon boulot pour sa future famille ? Est-ce qu’une Kanaky indépendante va fournir ces jobs si elle est ruinée ?
Est-ce qu’il est facile de manipuler les gens?
Donner quelques exemples de manipulation élémentaire. Mettre un enfant dans la rue avec des vêtements sales et des pansements bien visibles fait immédiatement remplir sa sébile de pièces, alors que l’enfant est en parfaite santé.
Comment peut-on être manipulé ? Par des choses qui nous déplaisent ou des choses qui nous plaisent déjà ? Par ce qui nous attire déjà, bien sûr. Quelle conclusion bizarre pouvez-vous en tirer ? Ce n’est pas par les gens dont on se méfie qu’on est manipulé, mais bien par ceux qu’on aime.
Comment se passer de président dans sa vie ?
Montrer qu’un président ayant à charge la gestion d’un collectif, il faut avoir son propre “président dans la tête” et non supprimer tout ce qui lui ressemble.
Le tribunal c’est pour qui ?
C’est pour les imbéciles, pour ceux qui ne savent pas à quel point on va leur dire des choses désagréables. Ceux qui le savent s’arrangent pour ne jamais risquer d’y être conduits, parce qu’ils ont un “président” efficace. Les imbéciles sont en prison, les malins sont dehors, qu’ils respectent la loi ou non à vrai dire. Mais ceux qui la respectent ne prennent aucun risque, les autres peuvent toujours rejoindre les imbéciles.
Et si je vous disais que la CCAT comprend les kanaks qui ont la pire opinion des kanaks ? D’où viendrait une idée aussi provocante ?
Discours sur l’étranger, qui arrive sans idée préconçue sur le kanak. Si le kanak croit que l’étranger pense du mal de lui, c’est que le kanak contient déjà en lui-même cette pensée, avant tout dialogue. En tant qu’étranger il y a 20 ans, je peux attester être arrivé sans idée préconçue sur le kanak et n’en avoir jamais formée… jusqu’à avoir croisé la CCAT et rencontré l’idée du kanak qu’elle a préconçu pour moi.
Ça se complique: Est-ce que ce sont les bonnes ou les mauvaises idées que vous avez sur vous-mêmes qui vous font réagir ? Comment des mauvaises idées chez l’autre pourraient-elles vous énerver si vous-même n’avez que des bonnes ? Pour qu’un blanc vous refile une mauvaise idée sur vous, il faut que vous ayez déjà un réceptacle pour l’accueillir. Vous êtes blessé quand un prof vous traite d’imbécile parce que vous vous sentez effectivement imbécile par rapport à lui. Y échapper demande de pêcher quelque chose d’intelligent pour remonter vers lui, pas de confirmer son opinion en s’énervant.
Pourquoi je me moque de mon droit de vote ?
Le vote est un pouvoir insignifiant, noyé au milieu de tous les autres. Parvient-on ainsi à faire entendre sa voix ? Illusion. Le meilleur moyen de répandre ses idées n’est pas de voter mais de discuter. Le véritable pouvoir réside dans le fait de s’asseoir à une table et se disputer. Se disputer, pas se trucider. La dispute est normale, elle fait avancer les choses. On se réconcilie après une dispute. Un vieux sage s’est beaucoup disputé, y compris avec lui-même.
Question supplémentaire pour les jeunes de Tuband
Seule question fermée parce que c’est la plus militante, mais elle est positiviste :
N’êtes-vous pas idéalement placés, ici, pour faire le lien entre les jeunes des tribus et les jeunes blancs ? N’avez-vous pas une mission d’éducation vous-même à faire sur vos frères, leur expliquer comment vivent les gens de la cité, comment ils voient le monde ? Devez-vous porter le message de la Kanaky à l’état brut comme les autres ? Ou le rendre écoutable ?
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