La psycho-histoire, enfin du surplomb!
Lorsque plus jeune j’ai lu pour la première fois Fondation, la grande oeuvre de fiction d’Isaac Asimov, j’en ai surtout retiré un saisissant sentiment de contraste entre la précision de la psycho-histoire et le flou de la prévision politique actuelle. L’hypothétique psycho-histoire d’Asimov est une science tellement exacte qu’elle prévoit les inflexions majeures de l’histoire humaine des centaines de milliers d’années à l’avance. Tandis que l’analyse politique contemporaine est incapable de prévoir le résultat d’une élection dans quelques semaines.
La psycho-histoire est-elle entièrement fantaisiste ? Absolument. L’Histoire est un système profondément chaotique, bien davantage que la météorologie, qui peine déjà à étirer ses prévisions au-delà de deux semaines. Il est possible d’imaginer dans le futur des calculateurs assez puissants et assez fournis en données initiales pour étirer la prévision météo sur des mois. Mais l’Histoire ? Et son théâtre politique ? C’est un système immensément plus complexe que l’atmosphère et l’on n’est guère surpris de la piètre qualité des oracles politiques. Des coups de génie ? Comme toutes les éventualités sont prédites, même les plus farfelues, il n’est pas étonnant que certains soient félicités pour leur “regard visionnaire”. Leur triomphe repose-t-il sur autre chose que le hasard ? Aucun modèle ne vient l’attester.
Nostradamus Lichtman
Il existe bien de très rares exceptions, comme le “Nostradamus de la présidentielle américaine”, Allan Lichtman, qui a prédit correctement l’issue des dix derniers scrutins grâce à un algorithme de sa composition. Cela n’en fait pas un outil d’une grande puissance, puisque l’élection américaine est un résultat binaire. Un algorithme peut faire illusion pour des évènements fortement organisés par des partis avec un très petit nombre d’issues finales, mais perd toute compétence dans des situations plus ouvertes.
Mais le succès de Lichtman a un intérêt ; il montre qu’en découpant le fonctionnement de la société humaine en couches de complexité assez fines, des prédictions deviennent possibles dans leurs limites. Lichtman a utilisé une hypothèse assez simple : beaucoup de pensées occupent la tête d’un électeur mais seul un petit nombre sont convoquées lors du choix du candidat. Ces critères sont les mêmes dans toutes les têtes, et les plus ciblés par la propagande. Les électeurs sont littéralement clonés lorsqu’ils se présentent aux urnes. Si l’on parvient à trouver un indicateur chiffré corrélé à chacune de ces pensées, il devient possible de monter un bon algorithme prédictif. Celui de Lichtman est très sobre et pourrait améliorer sa fiabilité en augmentant sa profondeur d’analyse.
Attraper le destin politique au vol
C’est le propre d’un bon observateur de la politique : avoir une grande profondeur d’analyse. Savoir profiter des évènements qui compriment notre diversité humaine dans une décision collective. Connaître le fonds de personnalité d’un dirigeant pour prédire ses actions. Tout cela n’est pas un enchaînement de chiffres organisés en équation linéaire ; c’est un monument de complexité dont il faut grimper chaque étage, identifier la sortie parmi plusieurs possibles, et la moindre erreur vous emmène dans une fausse réalité sans vous en rendre compte.
Alors parvenir au sommet de ce monument complexe, tâche impossible ? Pas tout à fait. C’est ainsi que fonctionne notre intuition. Elle grimpe des étages de complexité, dont elle connaît assez bien le comportement pour ne pas trop se tromper. Ainsi pouvons-nous réaliser l’exploit d’attraper une balle au vol, alors qu’organiser tous les capteurs sensoriels et fibrilles musculaires en jeu est une tâche fantastiquement complexe.
Une intuition efficace avec l’objet, pas le sujet
L’intuition se débrouille très bien avec les niveaux de réalité objectifs, parce que les objets réels sont eux-mêmes peu complexes. L’affaire se corse avec la gestion de nos congénères. Ils seraient impossibles à modéliser si nous n’avions pas déjà énormément de points communs. Notre intuition intègre facilement les comportements simples. Les instincts sont les mêmes, nos besoins élémentaires également. Par contre nos places sociales diffèrent, l’éducation diversifie largement, les mélanges ethno-culturels nous placent au milieu d’extra-terrestres. L’intuition devient grossière dans une société complexe. Ce qui fait le succès du populisme : il rassemble des intuitions perdues dans l’étrangeté de populations trop mélangées.
Venir au secours de l’intuition ? La conscience s’en charge en ajoutant des couches de complexité à nos idées intuitives. Un bon analyste politique a considérablement élargi son horizon, autant en matière d’ethnologie que d’histoire, de géographie, de psychologie, d’économie, etc. Il n’est pas spécialiste mais nexialiste, transdisciplinaire. Deux freins à sa compétence : d’une part les sciences humaines ne sont pas exactes, d’autre part il n’existe pas d’algorithme nexialiste éprouvé pour les synthétiser. Chacun se sert donc de son propre modèle, caché en conscience, et caché même à notre propre conscience parce qu’il s’enracine dans une histoire personnelle jamais entièrement éclaircie.
Chaînes de média-burgers
Au final nous entendons moult analyses politiques parce qu’il existe une grande diversité de ces algorithmes conscients personnels, alors que nous espérerions d’une science politique qu’elle converge vers une prédiction solide. Les analystes les moins avertis de leur personnalité sont des prédicateurs plutôt que des prévisionnistes. Ils se prêchent à eux-mêmes et aux autres pour s’encourager. Il n’y a aucune frontière claire dans les médias entre ce prosélytisme et la véritable analyse politique. Difficile de s’y retrouver.
Néanmoins il arrive que certains analystes parviennent à convaincre leurs propres confrères, ce qui leur donne davantage de visibilité. L’auto-organisation médiatique fait émerger, dans les hebdo politiques, les éditorialistes les plus compétents, du moins dans les rares qui s’efforcent de ne pas céder au prosélytisme. Une gageure aujourd’hui. Comment le quidam moyen peut-il s’y retrouver ? Impossible pour lui. Il faut avoir déjà soi-même largement étendu son horizon et complexifié sa pensée pour identifier les discours suffisamment structurés. Le quidam s’arrête trop vite à l’évènement, à l’information-spectacle, immédiatement accolée à une conclusion. Proie facile pour le fake. Mais il est avide de ce fast-food informatif, croyant parvenir à dévorer le monde. Les chaînes de médias-burgers se sont multipliées à l’envie. Comment retrouver une finesse de vue sur la société ? En réclamant des analyses plus élaborées, même si le détail nous échappe. Le gastronome se contente de savourer, sans réclamer la recette au chef.
À quand les étoiles Michelin de l’analyse politique?
Existe-t-il un intermédiaire entre la psycho-histoire, science fantasmagorique, et les prévisions politiques actuelles, moins fiables que la météo ? Certainement, mais il ne faut pas s’attacher aux prédicateurs à succès, tombés justes par hasard ou qui créent les conditions sûres pour leurs prédictions. Il faut juger chaque observateur de l’Histoire sur la durée. Chacun pourrait être affublé d’une statistique sur l’exactitude de ses prédictions, mais surtout d’un indicateur de la tendance de ces prédictions, vers davantage d’exactitude ou d’inexactitude. Cet indicateur validerait l’évolution de son algorithme personnel. Puisque nous n’avons pas encore de modèle consensuel de la société, j’aimerais pour l’instant me fier aux meilleurs algorithmes individuels, plutôt que trop faire confiance au mien. Qu’attend la profession pour faire sa publication annuelle des meilleurs analystes, quand il existe déjà un banc d’essai des hôpitaux et des cliniques ?
Pourquoi ne pas construire ce nouvel étage de complexité à notre conscience sociale ?
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