Synthèse E24, les causes profondes des nouveaux Évènements en Calédonie

La Nouvelle-Calédonie, et en particulier sa part kanak, est un trésor de gaieté. Pour le récupérer, partons à l’abordage des pirates qui l’ont volé !

Le Lagon Noir

Le “Caillou”, ainsi que les calédoniens appellent leur Grande Terre, est tombé il y a un mois dans les flammes. Auparavant virgule rouge-verte posée sur l’écrin d’un lagon bleu turquoise, le voici qui ressemble à une saucisse charbonneuse, oubliée sur les braises. En cause: les microbes qui l’habitent, en pleine dispute, et dont la lignée la plus pathogène s’est mis à incendier l’écosystème commun. Les jeunes kanaks ont gagné le titre peu enviable du pire bilan carbone personnel sur cette planète, indice d’une mauvaise intégration à la jeunesse internationale ? Certains brûlaient déjà des forêts “pour rire”; mais aujourd’hui, réparer les dégradations inouïes qu’ils ont causé aux structures urbaines va consommer d’immenses ressources. Moyens qui seront ôtés de ta reconversion énergétique, ma pauvre Gaïa.

Le bilan écologique catastrophique de la Kanaky peut sembler un inconvénient anecdotique de son combat politique ô combien plus essentiel, mais il montre ce qu’est au fond la lutte pour l’indépendance : je veux m’émanciper des autres et je me moque de leur destin et de ce qu’ils pensent ; je n’ai pas conscience d’habiter la même planète et mon île est mon seul horizon, comme à l’époque où le colonisateur a débarqué. Est-ce ainsi que la Kanaky se prépare efficacement à la prochaine mauvaise surprise ?

La sagesse n’est pas une eau qui éteint le feu

Les appels à la sagesse et la raison se sont multipliés depuis le début des émeutes. Mais cette sagesse, cette raison, quelles solutions pratiques ont-elles à apporter ? On ne raisonne pas le feu en l’exhortant au calme, il faut couper son alimentation. N’y aurait-il qu’un seul tuyau d’arrivée d’essence, en l’occurence la loi sur le dégel ? Trop facile. Nous devons identifier tous les tuyaux du conflit, puis régler leur débit, non pas les fermer, au risque sinon de replonger le Caillou dans le profond sommeil d’une coutume figée ou d’un apartheid passif. Le conflit est productif. Ce sont ses débordements qui provoquent les incendies. Dans quelles limites un pays commun continue-t-il à se construire, plutôt que se désagréger en Kanaky et en Bout de France ? C’est ce que nous avons à déterminer.

Conflit entre un ‘non’ et un ‘oui’, pas entre projets concurrents

Quel est le premier obstacle pour sortir des troubles en Nouvelle-Calédonie ? L’une des parties manque d’un véritable projet politique alternatif. L’agitation des drapeaux et les discours sur la dignité masquent un néant de projet kanak. Ils nous replongent dans le passé de la politique occidentale, celui des grands mots dépourvus de tout vrai contenu. Ces grands mots sont à couper en deux, car ils disent, à demi-mot: « Vous n’avez pas à en savoir plus, laissez-nous la charge des choses importantes ». Le politicien occidental, dans sa superbe, se justifiait à ses propres yeux avec un vrai projet dans les coulisses, dont il ne voulait pas que la plèbe se mêle. Le kanak fait-il de même ou se contente-t-il de perpétuer le mode de vie tribal dans un monde devenu trop vaste pour lui ?

« L’ex-colonisé commence par copier le pire du colonisateur », a dit un historien. Les leaders kanaks ont bien appris la politique politicienne, mais derrière la scène conçoivent fort peu de propositions significatives. Ils jouent des pulsions, de l’instinct qui affirme : « Je te ressemble, tu le vois, alors je vais donner du pouvoir à ce que tu désires ». Attention à ne pas brouiller l’instinct avec un projet détaillé. Moins l’on convoque la raison, plus la pulsion peut se manifester avec toute sa force. Si vous voulez une phalange combative, abrutissez-la, coupez-la des interrogations !

Où sont les visionnaires ?

Les discussions en Nouvelle-Calédonie en sont déséquilibrées. Un camp fait de nombreuses propositions et l’autre répond par des ‘non’, sans plus. Pas de contre-projet. Pas de visionnaires chez les indépendantistes, alors qu’il en existait en 1984, quand ont été créées les Ecoles Populaires Kanaks. Tentative soldée par un échec parce que trop ségrégative mais un vrai projet culturel, fondé sur un ‘oui’, dont il faut tirer les enseignements. Nous avons à apprendre de nos erreurs… sans les rechercher. Qu’est-ce qui différencie le visionnaire du petit fonctionnaire ? Le premier propose et assume un échec si nécessaire ; le second se garde de proposer pour éviter toute critique.

Le vivre ensemble est un effort de chacun vers l’autre. Malheureusement il n’est pas aussi aisé dans les deux directions. La société coutumière, du fait de la pensée unique, est un bloc énorme qui ne parvient à bouger que si tous les kanaks s’y mettent ensemble. La société occidentale, plus individualiste, bouge en ordre dispersé. Certains s’ouvrent d’emblée au vivre ensemble, d’autres le refusent encore. Les premiers tirent les seconds, les choses bougent plus vite. D’où découle le temps supplémentaire réclamé par les kanaks. Ils ont la planète-Kanaky entière à déplacer de son orbite.

Une Calédonie complexée

L’asymétrie des efforts est aussi celle d’un complexe d’infériorité face à un complexe de supériorité —nous n’en sommes pas à un sujet qui fâche près ! Les réalisations des deux cultures ne sont pas comparables mais néanmoins comparées. Depuis longtemps la colonisation s’est installée aussi dans les têtes, dans les désirs dissimulés. L’indépendance “retour à l’ancien mode de vie” des anciens s’oppose catégoriquement à celle “appropriation du confort du blanc” par les jeunes. Convoitise qui ne s’est pas donnée de moyens. On veut l’apparat sans la peine. Quelle méthode reste-t-il à part le pillage ?

Les effets de ces complexes d’infériorité et de supériorité sont pervers. Ils écartèlent les esprits au lieu de les conduire vers une âme calédonienne partagée. Le penchant supérieur s’attend à voir l’inférieur se précipiter spontanément vers lui, tandis que le penchant inférieur refuse de faire le moindre pas, chacun d’eux étant renoncement plutôt qu’avancée. Comment pourrait-il en être autrement ? Le kanak quitte son identité indépendante pour aller vers une autre plus commune, mais dans laquelle son statut est au mieux “moyen”. Les deux complexes, l’inférieur comme le supérieur, font un diagnostic identique. Tous deux utilisent le standard occidental, et c’est la seule chose vraiment partagée : le jugement du blanc, qui distribue une meilleure note au blanc qu’au kanak.

Les kanaks n’ont jamais assez conscience de ce problème crucial : ils ne se regardent plus par des yeux kanaks mais par les yeux du blanc. L’indépendance, en premier lieu, devrait être l’émancipation de ce point de vue, la reconstruction d’un jugement plus fusionnel entre les cultures, qui valorise mieux l’apport kanak. Cet effort-là ne peut être exigé de la métropole. Il est à faire sur soi. Pour abandonner les complexes qui se répondent. Et il n’a pas été fait chez les leaders kanaks, chez qui nous sentons toujours un énorme gisement de frustration.

Abandonner n’est pas transférer

Les blancs n’ont pas tous un complexe de supériorité, pourtant même ceux qui en sont dépourvus s’étonnent : Pourquoi les kanaks montrent-ils si peu d’ardeur à rénover la coutume ? Pourquoi continuent-ils à réclamer leur “dignité perdue”, alors que les provinces kanaks sont très largement indépendantes aujourd’hui ? L’explication réside dans ces complexes. Que l’un abandonne celui de supériorité ne débarrasse pas aussitôt l’autre de celui d’infériorité. Reçoit-il des félicitations ? Ou bien une indifférence un peu méprisante pour les progrès réalisés ? Les habitudes sont tenaces. L’effort réclamé aux kanaks est largement plus pénible que celui attendu des blancs. Rabaisser nos prétentions ne signifie pas les avoir transférées aux autres.

Avant de passer enfin aux solutions, dans les prochains articles, il me faut d’une part justifier la méthode employée, d’autre part présenter un modèle de la société calédonienne, fondée sur trois moteurs fondamentaux du conflit : racisme, lutte des classes et centralisation.

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La Méthode des méthodes

Habituellement, lorsqu’un plan de redressement est présenté, les mesures sont discutées séquentiellement, et critiquées bien sûr, puisque tout changement a des effets en chaîne. L’argument le plus utilisé pour dévaloriser une proposition est la “pente glissante” : ses effets indésirables sont prolongés jusqu’au pire et celui-ci sert de repoussoir, même s’il n’a qu’une chance infime de survenir. C’est une très mauvaise manière de critiquer un projet mais aussi d’en présenter les mesures. Sont-elles vraiment coordonnées ou tirées du chapeau ? Même si leur auteur s’appuie sur des études spécialisées, celles-ci restent parcellaires, ne constituent pas un tout. Il n’existe pas de modèle avéré d’une société complexe, en particulier quand elle est aussi hétérogène que la calédonienne.

Présenter un projet place ainsi face à un dilemme. Soit le rapporteur fait preuve d’humilité et propose quelques mesures qui ne semblent pas trop bousculer les équilibres existants; soit il présente un vrai modèle prédictif fondé sur la connaissance de la société locale, travail ambitieux qui garantit mieux la synergie des mesures. Les efforts de gestion de nos gouvernements relèvent tous jusqu’à présent de la première attitude : on touche le moins possible au statu quo. Tous ont été des échecs patents, renvoyant l’autonomie au statut de mythe. Autrement dit seule la seconde attitude peut réussir : définir un modèle valide de la société calédonienne et lui appliquer un ensemble de mesures synergiques. L’amateurisme n’est plus de mise.

Bien utiliser le cocon avant de le quitter

Pourquoi les échecs n’ont-ils pas changé la navigation à vue de nos capitaines ? Ils n’ont pas conduit à une situation inconfortable grâce au soutien à fonds perdus de la métropole. La Calédonie reste dans une dépendance dont profitent les principaux acteurs locaux de l’économie et de la politique, les autres touchant des retombées passives. Pourquoi refuser cette manne à vrai dire, puisqu’elle continue à être généreusement proposée, grâce au fond de culpabilité métropolitain et au désir de conserver des intérêts stratégiques dans la région ? Néanmoins le contribuable métropolitain doit-il continuer à payer la prébende de nos décideurs ou financer véritablement le développement du territoire ? L’autonomie ne se conçoit qu’avec la participation de tous, pas dans un couple parent/enfant où le second attend son argent de poche.

Être calédonien, en vérité, c’est connaître assez intimement les gens d’ici pour deviner ce qui les fait agir, blancs comme noirs, et leur degré d’émancipation. Le voilà notre modèle ! La plupart d’entre nous le connaissent bien. Mais nous racontons aussi beaucoup de fables en ce domaine, parce qu’il est plus facile de critiquer l’autre que soi. Le modèle est perverti par les idéalistes qui repeignent les mondes kanak et occidental avec leurs idées préconçues, pour imposer une réalité qui n’appartient qu’à eux. Et cette pseudo-réalité n’a rien de collectiviste. On n’explique pas son monde à l’autre en disant : « Tu ne peux pas comprendre ». Le collectivisme c’est exposer une vision partageable, décrire son monde avec une foule de détails, nécessairement au bout d’un long dialogue.

Chez le décideur, représentant du collectif, rendre sa vision partageable est encore plus impératif, pour rester au contact de ses concitoyens. Sans les prendre pour des imbéciles. Il se doit d’expliquer patiemment les contraintes de sa fonction, déminer les projets sans langue de bois, opposer les espoirs aux déceptions. Quand le décideur expose ainsi les choses, il se les explique à lui-même et peut vérifier à quel point il est encore un peu inexpert lui-aussi. Le savant est celui qui visualise la limite de sa connaissance. C’est en s’exposant ses idées qu’on voit leurs limites, ainsi que je le fais ici —et des limites, j’en vois autant que vous 🙂

Convoquer des formateurs plutôt que des décideurs

Les décideurs kanaks, en manque d’expérience sur la scène économique et mondiale, reviennent assez déstabilisés d’avoir aperçu cette limite et ne prennent pas la peine de le cacher. Quel plaisir d’avoir un président et quelques ministres sincères ! Une nation ne se gouverne pas comme une tribu. Alors des spécialistes sont convoqués de l’extérieur. Bonne initiative. Mais connaissent-ils vraiment la société calédonienne ? Les modèles importés d’Occident ou d’ailleurs peuvent-ils convenir ? Non, ne nous leurrons pas. Déjà, chez eux, ils sont boiteux. Est-il judicieux d’engager des spécialistes des comptes sociaux français pour sauver la CAFAT quand la Sécurité Sociale est un Titanic qui n’en finit pas de couler ?

La tâche des spécialistes n’est pas de fournir des solutions toutes faites mais d’augmenter le brainstorming local, au sein d’une hiérarchie plus éclatée. La petitesse de la population calédonienne rend pesante la hiérarchie pyramidale classique, vite rétrécie au sommet et avare en idées. L’une des propositions que vous lirez est de rendre l’administration plus perméable à d’autres groupes informels de réflexion. Beaucoup de gens ont d’excellentes idées sans vouloir mettre le pied dans le panier de crabes qu’est la politique. Il faut utiliser toutes les bonnes volontés.

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Les trois moteurs du conflit

Le conflit, répétons-le n’est pas nocif en soi. De quoi notre réalité est-elle faite d’autre que de conflits organisés entre des individuations rivales ? Notre matière physique autant que mentale est structurée ainsi. Lorsque nous nous réduisons à notre individuation, aucune solution n’est possible au conflit. Heureusement nous sommes également des appartenances, des parts solidaires qui cherchent à se fusionner aux autres. Pas de société sans la réunion de ces parts au sein d’une conscience sociale. C’est la puissance de cette appartenance qui a fait enfler la conscience kanak et a donné l’impression qu’elle balayait l’occidentale, moins homogène, mais réveillant néanmoins celle-ci au passage.

Tout conflit insoluble est la marque d’un excès d’individuation et d’un défaut d’appartenance, figeant l’évolution sociale. Tandis qu’un conflit résolu marque un progrès vers une société plus complexe et plus résiliente. En Calédonie l’excès d’individuation ne concerne pas les gens proprement dits mais les consciences sociales. La kanak et l’occidentale sont trop égocentriques pour d’interpénétrer correctement dans une appartenance. La conscience calédonienne reste embryonnaire alors que le partage d’un même territoire l’impose. Et l’on entend encore crier « Ici c’est Kanaky! » ou « Ici c’est la France! ». C’est bien Kanaky et France qui s’expriment ainsi, un peu bêtement, plutôt que les gens d’où sortent ces cris. Nous ne sommes jamais réduits à nos paroles.

Les régimes tribal et démocratique diffèrent. Les occidentaux ont tendance à voir une panacée dans cette avancée sociale qu’est la démocratie. Mais un régime social est un organisme vivant, avec des générations de cellules-citoyennes qui s’enchaînent. Il a une santé, et des maladies dont il peut mourrir. Sa complexité fragile s’élève lentement et peut s’effondrer à tout moment, comme un corps retombant à l’état de poussière biologique. La démocratie française est touchée par le virus du populisme ; aurait-elle contaminée la Kanaky ? Ou le Caillou souffre-t-il d’une réaction allergique après trois piqûres de Référendum et un rappel de Dégel ?

Les potions sont parfois amères. Mais il ne faut pas tuer le malade. Comment baisser sa fièvre conflictuelle ? Traiter seulement le symptôme suffit-il ? Un médecin s’inquiète de la cause. Alors quels sont les moteurs des conflits calédoniens qu’il faut surveiller de près ? Trois sont particulièrement susceptibles de la faire déraper dans la violence :

1) Racisme (conflit ethnique)
2) Lutte des classes (conflit des niveaux de vie)
3) Centralisation (conflit ville/campagne)

Du conflit ethnique nous avons abondamment parlé. Sur l’inégalité des ressources nous avons déjà des bibliothèques entières et l’idéalisme a montré son incompétence à les réduire. Nous verrons plus loin quelles sont les solutions pragmatiques. Enfin la centralisation est un problème moins critique qu’en France, avec une population locale trois cent fois moindre; mais que Nouméa ait été la cible de ces nouveaux Évènements n’est pas un hasard. La brousse gère mieux les conflits ethniques grâce à des modes de vie plus intégrés. Facilitons cet ancrage du vivre ensemble dans les villages en leur laissant une grande part d’autonomie, et peut-être les quartiers de Nouméa devraient-ils suivre le même modèle en élisant eux-mêmes leurs maires adjoints pour qu’il soient plus représentatifs.

Restez avec moi. Après ce dernier article analytique, nous allons enfin monter dans le train des mesures qui réussiront peut-être à tailler un drapeau commun pour le Caillou.

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2 réflexions au sujet de “Synthèse E24, les causes profondes des nouveaux Évènements en Calédonie”

  1. Merci pour cette analyse objective !!!
    Prendre du recul et de la hauteur pour comprendre les émeutes de ces dernieres semaines reste indispensable pour reconstruire ce magnifique pays.

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