E24-Réaction 1: L’éducation

En croisant un bataillon

Une gérante de parfumerie me rapporte cette anecdote : quelques jours après le début des Évènements, sa femme de ménage kanak revient au travail en s’avouant terrifiée. Ah!, se dit la gérante, enfin une maman kanak qui prend conscience du désastre causé par les jeunes. Déception quand l’autre en dit un peu plus. Elle a croisé un bataillon de gendarmerie rassemblé devant le Ciné City, armé de pied en cap. « Ils sont là pour nous tuer, nous, tous les kanaks ! », souffle-t-elle paniquée. La gérante se désole de la faiblesse de sa jugeote, alors que la pauvre femme a le désastre sous les yeux. Mais elle ne fait pas attention au contenu des mots, seulement à qui les prononce. Cette barrière ne peut laisser entrer le doute.

Le problème principal en Calédonie n’est pas la sous-éducation mais la grande vulnérabilité à l’infox. Les réseaux sociaux sont le point commun incontestable entre kanaks et blancs : l’infox s’y propage avec le même enthousiasme débridé. Sous-éducation et vulnérabilité vont de pair, c’est vrai, néanmoins la protection contre l’infox est moins une affaire d’intelligence que de capacité à visualiser les limites de celle qu’on possède. Des cercles censément mieux éduqués, en France, sont tout aussi vulnérables à l’infox. Nous avons vu comment les Évènements y sont relatés. Mais si l’on prend conscience de ses limites personnelles et que l’on doit confier un pouvoir de décider à un meilleur gestionnaire que soi, comment savoir s’il mérite notre confiance ?

Participer au doute

La question est difficile et la réponse apportée couramment est la mauvaise. Nous faisons confiance à ceux qui montrent une conviction indéfectible en leurs propos. Plus un politicien semble sûr de lui plus il recrute des électeurs fanatisés. Simple principe de vases communicants : nous puisons notre assurance dans la sienne. Mais n’avons-nous pas dit à l’instant que l’éducation est de voir ses limites pour les repousser ? Cherchons-nous à nous éduquer ou à nous abrutir dans une assurance aveugle ? C’est la question toute simple qu’il faut poser à chacun pour échapper au populisme.

Si nous choisissons l’éducation, dès lors les vases communiquent en sens inverse : c’est la connaissance de nos limites que nous transvasons à nos représentants, encouragés eux-mêmes à montrer les leurs. Au lieu d’une assurance quelque peu bornée qui se déverse des hautes sphères, un doute largement partagé par la foule remonte la hiérarchie et s’y amenuise. La démocratie participative est la participation au doute, dans le but de le réduire, et non de faire agir une assurance bétonnée dans la foule, la transformer en bélier capable de détruire la cité.

Recréer la chaîne du doute pour renforcer les certitudes

Si les populistes de la CCAT ont pu incendier Nouméa, c’est parce que les jeunes kanaks n’ont pas été éduqués à douter, à sortir de la pensée unique. Les professeurs blancs en ont été en partie les artisans, à leur corps défendant, en présentant la démocratie occidentale comme une panacée. C’est un bon système assurément, plus avancé que la coutume pour de vastes populations, mais la valeur du système politique n’est pas en cause ici, seulement le fait de ne pas douter de lui. C’est un piège qui n’est pas facile à repérer. L’élève n’a pas forcément saisi la valeur du système, mais il a appris à ne pas douter. C’est cela, le mauvais côté du colonialisme que nous avons implanté dans les têtes.

Pour y remédier, l’école doit recréer la chaîne du doute. J’apprends à douter à mes élèves parce que je doute moi-même, et ainsi de suite tout au long de la hiérarchie jusqu’au sommet. Attention, douter de quelque chose n’est pas refuser de l’admettre. Ce n’est pas ce négativisme stupide qui fait tout critiquer et rejeter systématiquement la moindre connaissance au prétexte qu’aucune n’est certaine. Le doute efficace est gradué. Lorsqu’il sépare plusieurs réponses à une question, l’une à 90% de probabilité, les autres totalisant les 10% restants, la réponse probable a une certitude très élevée, bien supérieure à celle qu’elle aurait en l’absence de doute. Pourquoi ? Parce que cette certitude inclue les autres réponses, au lieu de faire comme si elles n’existaient pas. Le doute inclue la réalité entière, qui est intrinsèquement constituée de probabilités.

Partage et propriété

C’est avec le doute que nous pouvons rapprocher les notions de partage et de propriété, la première aussi étrangère aux jeunes métropolitains que la seconde aux jeunes kanaks. Le doute fait apparaître que le partage a des défauts du point de vue de la propriété, et vice versa. Ainsi partage et propriété sont à la fois conflictuels et complémentaires, aucun ne peut prétendre effacer l’autre… sauf à ne pas douter.

L’éducation est un vaste domaine de propositions impossible à épuiser dans un article aussi court. Puisque nous avons vu, dans l’anecdote du début, que le visage de l’enseignant est plus important que ses paroles, il faut demander à des encadrants kanaks de former les jeunes des tribus à la culture occidentale et à des encadrants blancs de former les jeunes citadins à la culture kanak. Et répondre ainsi à Stéphane Minvielle qui constate : « Il n’existe pas [à l’école] de réflexion sur les fonctions et usages comparés de l’histoire en milieu kanak et dans le monde occidental ».

L’école commence dans le village

Nous devons intégrer plus soigneusement l’éducation à la vie des familles. Elle ne doit pas être une ingérence étrangère. La débâcle éducative chez la jeune génération kanak vient en partie d’écoles placées hors des tribus. Pour Eddy Wayuone Wadrawane1, « Il conviendrait […] de comparer l’implantation désaxée des premières écoles de brousse et des îles avec celle, centrée, des institutions Jules Ferry où école des garçons et école des filles constituaient les ailes du bâtiment de la mairie, faisant face à l’église comme par défi ».

Il faut insister également auprès des familles sur l’aspect missionnaire plutôt que colonisateur des écoles. Elie Poigoune2 a dit en 2002 : « Je pense par rapport à l’école, […] c’est bien la chose qui a été la moins coloniale ».

Mais elle n’a pas réussi à éveiller une conscience partagée.

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  1. Emplacement et déplacement des écoles en milieu Kanak. Un analyseur anthropologique de la place faite aux institutions de diffusion du savoir occidental dans une situation coloniale, Eddy Wayuone Wadrawane dans Les Sciences de l’éducation – Pour l’Ère nouvelle 2008/1 (Vol. 41), pages 115 à 139
    ↩︎
  2. premier professeur kanak certifié de mathématiques au Lycée La Pérouse et longtemps très engagé dans la lutte indépendantiste ↩︎

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