La lutte pour la Dépendance?

Ethno-divergence

Quelle est la principale différence entre les mentalités occidentale et kanak ? La première favorise la pensée diversifiée, la seconde la pensée unique. Voyons là l’un des côtés séducteur des regards langoureux de la Chine à la Kanaky. La culture chinoise promeut également la pensée unique, ce qui la rapproche de la mélanésienne. Toutes deux sont des cultures de l’acceptation et non de la rébellion individuelle. Dans ces milieux très communautaires, les individus ne sont pas spontanément agressifs, sauf si la conscience sociale l’ordonne, et là tout bascule ! Les gens font soudain preuve d’une agressivité totale et sans discernement. Une société à pensée unique passe brutalement de la gentillesse quotidienne au meurtre sans arrière-pensée. Les exemples historiques foisonnent.

Pour l’occidental, le peuple kanak ressemble à un large groupe wokiste focalisé sur la coutume. Il n’est pas facile de s’arranger avec un groupe wokiste, aveugle à la plupart des concepts étrangers à son coeur identitaire. Le plus simple est de le laisser à l’écart. Mais comment faire quand il partage la même terre que vous ? Si chacun campe sur ses positions, le clash est inévitable. Les évènements de 1984 devaient avoir lieu, c’est une certitude. La Calédonie de l’époque n’était pas siège d’un apartheid actif tel que celui d’Afrique du Sud, mais d’une ségrégation passive certainement. Les deux cultures ne se mélangeaient guère, sauf à l’école, et cela a plutôt amplifié les problèmes. Une génération de kanaks a appris à penser comme les blancs, en a retenu le droit à l’autodétermination. Direction les Évènements, qui n’ont heureusement pas été trop méchants, les mélanésiens n’ayant pas derrière eux la longue et terrifiante histoire de violence de l’Afrique Noire.

Des suiveurs devenus meneurs

La génération kanak éduquée et à l’origine des Évènements a-t-elle bien tout appris ? Elle n’a pas saisi, la colère retombée, que la liberté n’est jamais intégrale sur une planète aussi bondée que la Terre. Elle augmente en apprenant à composer avec les autres plutôt qu’à les rejeter. Le monde occidental est un monde de composition. Certainement un Jean-Marie Tjibaou l’avait-il compris, et trop bien : il s’est fait assassiner par des frères radicaux et personne ne l’a remplacé. La Kanaky de 2024 manque cruellement d’un penseur de son niveau.

Mais revenons aux Évènements de 1984. Comment les blancs de l’époque pouvaient-ils gérer le bouleversement ? Deux solutions rivales se présentaient, mais l’une d’elles, la partition, est passée très vite à la trappe car peu d’observateurs avaient l’altitude de pensée nécessaire pour en voir les avantages. Elle n’aurait pu être imposée que de l’extérieur, mais le gouvernement socialiste de l’époque, pleutre et paralysé par la culpabilité coloniale, voulait toucher le moins possible à la patate chaude. En se cachant derrière un idéal humaniste alternatif, l’ex-colonisateur devient parent démissionnaire après avoir été tyrannique !

Les deux solutions étaient…

1) La partition, issue la plus pragmatique mais la moins acceptable pour les blancs comme pour les kanaks, qui espéraient tous récupérer l’intégralité du territoire. Pourquoi pragmatique ? Elle fait le constat des différences culturelles cruciales qui mettront des générations à s’atténuer. Séparer les peuples réduit les conflits, les enlève de la rue et du quotidien. Une partition n’empêche pas la porosité des échanges, ni l’unification progressive des mentalités par le haut, par le gratin des penseurs-médiateurs, au rythme où chacun l’entend. C’est l’initiation d’une politique de rapprochement motivée par les intérêts des deux parties, et non par un idéal appartenant à une fraction, en l’occurrence la petite clique de métropolitains imprégnés de l’idéal socialiste.

2) La conciliation, issue retenue finalement avec les Accords de Matignon en 1988 puis de Nouméa en 1998. C’est la solution paternaliste, mettant l’ex-colonisateur dans la situation du parent qui accompagne la jeune Kanaky vers la maturité et une autonomie intégrative pour tous les locaux. Je vais détailler cette solution et les raisons de son échec, alors qu’elle semblait la plus prometteuse à l’époque.

« On ne lâche personne, on continue à s’occuper de vous… »

…dit le bon parent blanc avec sa poignée de main au Kanak. Encore aurait-il fallu qu’il s’en donne les moyens, autres que financiers. En effet l’effort principal du blanc a été de donner une pension généreuse au Kanak, s’attendant à ce qu’il se hausse de lui-même à la même réussite économique que l’occidental chevronné.

Est-ce vraiment cela le paternalisme, ou plutôt une démission type : « Prend cet argent de poche et arrête de m’énerver avec tes réclamations! » L’effort pouvait paraître suffisant, et même fort généreux, à la classe politique blanche, dont la société locale était elle-même typiquement clientéliste, comme partout outre-mer. Ces politiciens volaient-ils plus haut que les kanaks ? Possédaient-ils un véritable sens de la responsabilité pour la moitié la moins nantie de la population ? Ils ont grandi sans. Le peu qui existait fut échaudé par les Évènements. On peut comprendre que le centre politique, siège du vivre ensemble, n’ait jamais été très vigoureux.

Un parent démissionnaire au lieu d’hélicoptère

Fallait-il dans ces conditions laisser les calédoniens régler tranquillement leurs comptes entre eux, ou leur mettre une pression constante à ce sujet ? La société calédonienne est-elle suffisamment adulte pour se débarrasser seule d’une névrose aussi profonde ? Nous savons aujourd’hui que non. Les psy pour nations n’existant pas, la Calédonie avait besoin d’un équivalent : un observateur extérieur assez indépendant pour ne pas apparaître comme un juge, laisser le malade trouver son chemin avec un guide qui balise et non dirige.

Mais notez que chez le psy c’est le malade qui paye, pour se motiver à avancer. Pour la Calédonie c’est la France qui paye. Les progrès sont rares quand l’argent est donné sans droit de regard. Les décideurs métropolitains se sont défaussés d’une nécessaire supervision attentive. L’aide aurait du être contingentée aux progrès effectués vers le vivre ensemble, tant chez les blancs que chez les kanaks. Cela impose une surveillance de parent “hélicoptère” et non démissionnaire comme l’ont été le gouvernement socialiste et les suivants, trop heureux de pouvoir fanfaronner avec les Accords et ne plus toucher au dossier calédonien toujours brûlant.

L’échec d’un système éducatif trop conservateur

Bien entendu ni les kanaks ni les calédoniens blancs ne souhaitaient un interventionnisme plus étroit de la métropole. Quel adolescent réclame davantage de surveillance de la part des parents ? La métropole ne pouvait se servir que de la main de fer dans le gant de velours. Envoyer des enseignants surpayés pour les motiver, pourquoi pas, mais surtout formés à la tâche spécifique qui les attend : non pas insérer la France dans la Nouvelle-Calédonie mais la Kanaky dans la Nouvelle-Calédonie. Ce qui est bien différent ! Il s’agit non pas d’endoctriner avec la culture française mais de connaître parfaitement la culture kanak et favoriser son élargissement. Faciliter l’évolution de la coutume que les kanaks ont échoué à faire isolément. Avouons que les enseignants essayant d’inculquer l’éducation française aux jeunes kanaks comme à n’importe quel autre élève ont été contre-productifs. Déni d’identité. Effacement programmé de la culture kanak. Que pouvait-il en résulter d’autre qu’une radicalisation des cultures plutôt que leur intégration ?

Ce travail dans les écoles est le fondement du destin commun. Au lieu d’une copie du programme métropolitain faisant quelques concessions gentilles à la culture locale, il fallait concevoir un programme entièrement original, consacré à l’insertion de la Kanaky dans la vie moderne, impliquant constamment les coutumiers les moins conservateurs. Mais la France n’a pas sélectionné ses fonctionnaires les plus souples pour le caillou, les a plutôt attirés par l’appât du gain et la vie facile. Les coutumiers sont à critiquer aussi. Leur immobilisme de gardiens de musée n’a pas encouragé le retour de la jeune élite intellectuelle kanak, partie se former en France. Le poids de la coutume plombe tellement le destin individuel que la plupart ont renoncé à rentrer. La Kanaky s’est ainsi vidée de ses meilleurs éléments, tandis que la France y faisait entrer des enseignants mal formés. Les Évènements de 2024, qui sont avant tout une révolte de la jeunesse, consacre l’échec d’un système éducatif trentenaire, recalé à l’examen de passage dans la modernité.

L’absence de Grand Homme

Ce ne sont pas les enseignants eux-mêmes qu’il faut critiquer. Ils sont engoncés dans une hiérarchie contraignante, ont un programme à suivre. Une révolution du système éducatif ne démarre pas d’initiatives individuelles dans les classes. La hiérarchie a ce pouvoir, encore faut-il qu’elle soit compétente et fasse preuve d’autonomie, au lieu d’être simple antenne d’un rectorat conservateur. La Kanaky n’a pas pâti d’un excès de gouvernance française mais d’un désintérêt de la part de politiciens qui ont des affaires plus importantes à gérer en métropole.

La Kanaky comme la Caldochie avaient le besoin crucial d’un relai fédérateur local, un politicien rassembleur du niveau de Tjibaou, ou à défaut d’un noyau de centristes durs, blancs et noirs mélangés, capables d’engueuler les radicaux des deux bords, des patriarches au verbe assez fort pour mettre fin aux bouderies infantiles locales. N’était-ce pas l’unique manière de s’émanciper vraiment du parent métropolitain ? Montrer qu’on prend ses responsabilités ?

Un blocage plus drastique en 1984

Rapprocher les mentalités avant de rapprocher les corps, n’est-ce pas une évidence ? Pas pour les socialistes. Miter le paysage urbain social, comme ils l’ont fait en construisant des cités kanaks en plein coeur des quartiers blancs, est mettre la charrue avant les boeufs. On oblige à vivre ensemble des gens qui ne se supportent pas encore. Et comment vont-ils apprendre à le faire, quand on met sous le nez de l’un que l’autre est bien plus riche ? Aberration psychologique. Bien entendu ce ne sont pas les dirigeants installés dans leurs lotissements protégés qui en payent le prix. Jusqu’à aujourd’hui. Le prix, augmenté des intérêts, est soudain colossal. Est-ce une surprise ? Forcer l’intégration d’une population consiste en vérité à miter la ville de terroristes pour le jour de la confrontation.

Ce mitage rend maintenant l’autre solution, celle de la partition, encore moins acceptable. Il faudrait déplacer des populations bien plus importantes, créer ainsi davantage de malheur et de désespoir. Autant en 1984 la solution de partition pouvait évoluer tranquillement vers l’intégration, autant l’inverse est impossible. L’échec de la solution paternaliste place la Nouvelle-Calédonie dans un blocage bien plus drastique que lors des premiers Évènements.

Indépendant ou dépendant?

Si la version paternaliste avait fonctionné correctement, nous aurions probablement abouti également à une révolte kanak, mais du type “adolescent s’émancipant des parents”, une rébellion pour une indépendance authentique, celle qui ne demande rien à personne. « Je veux me débrouiller seul ! » réclame l’adolescent. Est-ce le contexte actuel ? Ce discours existe bien en Kanaky, mais il est minoritaire. Les jeunes sont en rébellion plus ou moins avouée contre les ancien, et seraient prêts à tout sacrifier contre l’indépendance. Facile pour eux : ils n’ont rien, rien à perdre donc.

Les anciens ont plus de maturité. Ils sont conscients que l’indépendance de la Kanaky est loin d’être avérée économiquement, sauf à faire des sacrifices majeurs en termes de services à la population et diviser tous les salaires par dix. Les provinces kanaks profitent d’un argent de poche conséquent de la part du parent colonisateur. Les anciens sont atterrés par l’étendue des déprédations des jeunes, et plutôt rassurés par le discours présidentiel : la France payera la reconstruction. La Kanaky était déjà dans la dépendance financière, qui devient plus profonde. Papa Macron donne un peu plus d’argent de poche et répare les jouets cassés par ces enfants kanaks un peu trop sauvages.

En prenant en compte l’ensemble des aspirations kanak, jeunes et vieux, le souhait d’Indépendance mériterait peut-être davantage le nom de lutte pour la Dépendance. C’est la raison de mon titre provocateur. On peut avoir quelque pitié pour le contribuable métropolitain, quand le fruit de son travail est jeté par les fenêtres.

Où va-t-on ?

La menace la plus grave pour le caillou n’est pas celle d’une Vanuatisation mais d’une Haïtisation, un gouvernement par les gangs. L’impunité pour les responsables des destructions confortera leur pouvoir. Retour à l’ancien mode de fonctionnement de la société kanak, fait d’hostilité et d’échanges réduits entre les tribus, ce qu’atteste la présence de plus d’une vingtaine de langues sur ce petit territoire.

Quelques meneurs gagneront un pouvoir égoïste tandis que la majorité des kanaks perdront l’essentiel du confort gagné dans la coopération avec les descendants du colonisateur. Des gains individuels, un appauvrissement du collectif. Qu’en résultera-t-il ? Des pleurs sur la cohabitation perdue ?

Comment éviter ça ?

Comme précisé dans le post précédent, je m’efforce d’être constructeur, et lorsque je déconstruis c’est pour présenter une solution. Nous verrons celle-ci dans le prochain article.

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2 réflexions au sujet de “La lutte pour la Dépendance?”

  1. Premier reproche entendu sur cet article : le système éducatif serait brocardé injustement. Beaucoup d’efforts ont été faits pour adapter l’enseignement local, c’est indéniable. Néanmoins, 40 ans après les Évènements et devant les destructions gratuites opérées par cette jeunesse tellement facile à manipuler, l’échec éducatif est patent. La faute ne repose pas entièrement sur l’école. Les parents kanaks ont contribué à dévaloriser cette institution trop identifiée au pouvoir blanc. Et la proposition d’école locale alternative n’a fait qu’accentuer la ségrégation. C’est l’expérience des EKP, Écoles Populaires Kanak, qui ont produit 5 bacheliers pour 1000 élèves et dans lesquelles les leaders kanaks eux-mêmes évitaient soigneusement de placer leurs enfants. L’école était le seul endroit où apprendre le vivre ensemble. Mais son adaptation a consisté seulement à introduire de l’histoire locale dans des méthodes classiques, sans vrai travail de fond sur la comparaison des deux cultures et leur intégration, qui aurait rendu ces enfants spécialistes des deux mondes et non pas toujours enfermés dans l’un ou l’autre.

    Documents à lire:
    —Histoire kanak: inclusion ou marginalisation à l’école en Nouvelle-Calédonie? de Stéphane Minvielle, UNC https://www.codhis-sdgd.ch/wp-content/uploads/2020/11/Didactica-6_2020_Minvielle.pdf
    —Emplacement et déplacement des écoles en milieu Kanak. Un analyseur anthropologique de la place faite aux institutions de diffusion du savoir occidental dans une situation coloniale, Eddy Wayuone Wadrawane https://www.cairn.info/revue-les-sciences-de-l-education-pour-l-ere-nouvelle-2008-1-page-115.htm

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