À la recherche de la dignité

Construction et destruction

Il y a des constructeurs et des destructeurs. Ce trait de tempérament s’observe très tôt chez les enfants. Certains empilent patiemment leurs cubes, s’arrêtent pour contempler leur ouvrage. Quand ils le défont c’est pour refaire autre chose. D’autres enfants voient la pile de cubes et se précipitent pour la détruire. Se voir proposer de la reconstruire les ennuie. Ils cherchent plutôt un autre jouet à chahuter.

Un autre trait de tempérament amplifie l’écart entre constructeurs et destructeurs : l’introversion / extraversion. L’introverti construit un monde intérieur en toute autarcie ; il s’intéresse peu à ce que fabriquent ses voisins. L’extraverti au contraire fait perpétuellement des comparaisons ; ses réussites prennent toujours en compte celle des autres, et si ceux-ci construisent mieux que lui il est saisi par l’envie de détruire.

La guerre à grande échelle avec Airfix

Je fais partie des constructeurs introvertis. Quand je jouais à la guerre, enfant, c’était pour mettre en ordre de bataille des armées de petits soldats —à l’époque les boîtes Airfix de minuscules figurines en plastique permettaient de s’offrir d’immenses bataillons à peu de frais. Je passais des heures à modeler le terrain du jardin et installer mes armées. Jamais je ne déclenchais la bataille, trop heureux de contempler mon décor terminé ! Je croisais de temps en temps des copains plus destructeurs, et lorsque nous avions fini d’installer nos troupes il fallait bien activer les canons à ressort qui allaient tout ravager. J’aurais pu classer facilement le tempérament destructeur par la brièveté du délai au bout duquel ces copains réclamaient le début de la bataille.

Adolescent mes heures devinrent consacrées à la confection de circuits électroniques, depuis le bain chimique gravant le réseau de pistes cuivrées jusqu’à la soudure patiente des composants. Je faisais de la menuiserie sans qu’on me l’ait jamais apprise, découpant et vissant des coffres en bois pour y installer des amplis et des modules de synthétiseur. À quatorze ans j’avais un studio musical personnel qui n’avait coûté que le prix des composants. Le constructeur apprend à économiser sur tout pour arriver au bout de son projet. En sonorisant des soirées dansantes, j’étoffais mon budget et j’ai pu m’offrir un Sinclair ZX Spectrum, une des premières générations d’ordinateurs domestiques moins coûteuses que les vrais PC. Je me suis obligé à apprendre l’infernal langage machine de l’engin, qui oblige à traduire ses désirs en suites de 0 et de 1, pour programmer des routines rapides sur cet ordinateur d’une puissance dérisoire par rapport à ceux d’aujourd’hui. Et j’écoutais fièrement, à 22 ans, les mélodies que débitait le ZX relié aux synthétiseurs, grâce à mon programme d’intelligence musicale artificielle, peut-être le premier du genre : nous étions en 1982.

Constructeur non-né: le plus à féliciter

On ne naît pas toujours avec le tempérament constructeur mais il s’éduque. Certains artisans sont des constructeurs-nés, les autres ont du se soumettre à un patient apprentissage pour tatouer les routines nécessaires dans leur cerveau. Ces derniers sont certainement les plus méritants. Ils ont du se contraindre aux apprentissages. Avec un tempérament inné de constructeur, j’ai conscience de n’avoir aucun effort à faire pour édifier les choses. Il est bien plus ardu de passer d’un tempérament destructeur à constructeur. Le destructeur doit se forcer à apprendre tandis que c’est un plaisir pour le constructeur.

Que se passe-t-il si le destructeur ne s’oblige à rien, quitte très tôt l’école, voit les autres édifier leur vie tandis que lui en est incapable ? Impossible pour lui de se mettre au travail. Rattraper son retard lui semble hors de portée. Les solutions se rétrécissent, jusqu’aux dernières : dérober ou détruire ce que les autres ont construit.

Une coutume à la fois rigide et laxiste

Lorsque nous parlons des problèmes de la jeunesse, avocats et sociologues mettent abondamment l’accent sur les milieux socio-culturels et scolaires dévalorisants. Certes. Mais ils oublient de parler du tempérament. Certains jeunes sont naturellement des constructeurs et n’ont pas besoin d’être astreints à leurs apprentissages. Contrairement à d’autres. Le seul défaut des professeurs et des parents est ne jamais expliquer suffisamment aux jeunes la nécessité de s’approprier la contrainte, au lieu de la subir. Explications fastidieuses, épuisantes pour des parents fatigués par le travail ou des professeurs aux classes surchargées et agitées. La conviction n’y est pas toujours quand on traîne soi-même des frustrations héritées d’une scolarité pénible. Il est tellement plus facile de laisser faire et de souscrire à la mode actuelle de l’enfant-roi. L’égalité commence très tôt aujourd’hui et le nourrisson sera bientôt en droit d’intenter un procès à sa mère s’il n’a pas sa tétée pile à l’heure.

Dans un ex-territoire colonisé comme la Nouvelle-Calédonie, les frustrations sont multipliées à un tel point que la prison regorge de névrosés. La morgue du colonial s’est ajoutée à la pénibilité de son éducation obligatoire. Chez les jeunes kanaks, les constructeurs-nés s’en sont bien tirés. Les meilleurs sont partis faire des études en métropole. Beaucoup, probablement les plus introvertis et les plus doués pour construire, ne sont jamais rentrés. La coutume kanak du partage intégral est pesante. Elle aurait besoin d’être réformée sans se dévoyer. Mais les chefs coutumiers sont paralysés eux aussi par son poids. Ils ne sont pas désignés par leur charisme mais par l’hérédité. Malheureusement ce ne sont pas les gènes du constructeur qui sont sélectionnés. Les français avaient le même problème avec la royauté ; ils s’en sont débarrassés. Qu’attendent les kanaks pour faire leur révolution ? Trop occupés à accuser le colonisateur de tous leurs problèmes ?

Le kanak a pris le pire chez le colonisateur

La génération de politiciens kanaks issue des évènements de 1984 a ainsi complètement perdu le contrôle de l’éducation des jeunes, qui sont en rébellion à la fois contre la coutume et contre l’école des blancs. Pire les indépendantistes ont pris l’habitude, depuis longtemps, d’instrumentaliser le tempérament destructeur des jeunes pour mieux exister politiquement. Toute une clique de fonctionnaires kanaks s’est installée dans une situation matériellement confortable, s’est occupée de gérer les affaires courantes, sans s’inquiéter réellement de l’avenir des jeunes. Tout juste s’ils ne les félicitaient pas pour leurs destructions. Il y a un côté débrouillard à voler des voitures et se faire des billets avec la vente de cannabis. Ils se sont trouvés un avenir, ces enfants.

Avantage majeur des bandes de gosses pour les politiciens indépendantistes : ils entretiennent une frayeur sourde chez « l’occupant » blanc, qui l’encourage à payer régulièrement tribut pour conserver la paix sociale. Car bien sûr ce n’est pas l’économie mise en place par ces politiciens qui a développé la Kanakie et permis l’émergence d’une société mélanésienne véritablement indépendante, comme l’ont fait les polynésiens. Les réformes nécessaires étaient hors de portée de ces petits fonctionnaires.

Une statue mais plus de stature

Qu’y a-t-il de commun entre les évènements de 1984 et ceux de 2024 ? Rien. Les premiers étaient idéologiques, portés par de véritables penseurs kanaks, revenus au pays après leur formation en France. Il y ont appris la révolution aussi. Mais c’était nécessaire. Pas de destin commun sans liberté de penser commune. Le désastre de 2024, lui, n’a rien d’idéologique. Il est la faillite d’une génération de politiciens kanaks bouffis et corrompus, tellement inquiets de perdre leur situation qu’ils rejettent bien sûr la responsabilité des saccages sur toute autre personne qu’eux-mêmes. C’est sans doute cela la différence principale entre politiciens blancs et kanaks : les premiers font leur mea culpa, les seconds non. C’est la faute des autres.

Beaucoup de kanaks ne sont pas dupes. Mais la liberté de penser, si elle a été importée en 1984, n’est pas encore très répandue. Le chef coutumier dit encore comment juger à la plupart d’entre eux. Les jeunes sont pareillement embrigadés, les chefs étant ceux des gangs. Il est inévitable de constater que la société kanak est profondément mafieuse, parce que c’est l’évolution naturelle d’une société tribale plongée dans le monde moderne, et aucun politicien indépendantiste n’a eu la stature pour changer cette évolution.

Un destructeur a assassiné…

Un destructeur a assassiné Jean-Marie Tjibaou. En le perdant les kanaks ont tout perdu. Leur dignité en particulier. Depuis ils la cherchent. Peuvent-ils croire l’avoir retrouvé devant le martyre infligé à la ville de Nouméa ? Seuls les destructeurs-nés peuvent le penser.

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2 réflexions au sujet de “À la recherche de la dignité”

  1. Excellente analyse ; froide et implacable et assez désespérante.
    La société mélanesienne n’est pas adaptée à la démocratie. A notre démocratie ; elle reste tribale avec son principe d’entre aide et de partage. Mais quand elle doit s’adapter au monde démocratique, elle devient mafieuse.

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  2. J’ai travaillé dans l’éducation nationale en Nouvelle Calédonie, et je peux confirmer le contenu de cette analyse. Il y a ceux qui accepte d’apprendre (la vie est de toutes façons apprentissage) et ceux qui préfère la solution de facilité : détruire pour exister. J’apporte juste une précision supplémentaire : beaucoup parmi ceux qui déviaient du droit chemin étaient des jeunes « en souffrance » !

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