Noyer le poisson ukrainien ou calédonien

Réécritures

Michel Eltchaninoff déchante, dans une soirée mondaine, en essayant d’établir la responsabilité russe dans le conflit ukrainien. “Le président ukrainien est une crapule”, “famine en Afrique”, “risque de guerre nucléaire”, ses interlocuteurs le font passer pour un esprit simpliste. Croyant saisir la complexité des choses, ces pédants se construisent une réalité ridicule en accordant un poids et une temporalité simultanée à tous ces facteurs. Aveugles à la hiérarchie et au séquençage complexe. Un modèle s’établit en recueillant les données accompagnées de leur significativité. Certaines peuvent être négligées, doivent l’être pour que le modèle gagne en pouvoir décisionnel.

Le coeur du modèle, ici, sa condition initiale, est un Poutine ancré dans un passé militariste mais trop jeune pour avoir lui-même vécu les affres d’une guerre mondiale. Un bambin qui a toujours aimé jouer aux petits soldats… sans voir la boîte exploser parce que les armes auraient été réelles. Et ce petit garçon qui n’a jamais mûri s’est retrouvé à la tête d’un état surmilitarisé, avec assez d’autarcie pour décider seul d’embarquer deux nations dans une guerre fratricide. Le petit garçon têtu cause finalement des dizaines de milliers de morts, agrandit un peu plus la plaie qui commence à s’ouvrir dans le flan de la planète.

Quand le multifactoriel efface la cause

Je soutiens habituellement la hiérarchie du pouvoir, ai expliqué comment le non-soutien des occidentaux à leurs représentants a encouragé Poutine, qui se croyait en lice avec des marionnettes impuissantes. Ici la hiérarchie dysfonctionne. Abolition des contre-pouvoirs. Les russes sont encore trop naïfs en démocratie pour réagir quand un dirigeant s’accapare toutes les commandes. Poutine pourrait appuyer sur le bouton rouge sans l’avis de quiconque. Aberration même au sein d’une ‘démocrature’.

Mais face à une hiérarchie atteinte de psychose, peut-on vanter un modèle participatif, en voyant ces pseudo-experts de salon trouver des excuses à Poutine et dire cette guerre ‘multifactorielle’, donc qu’il est bien méchant de se focaliser sur le petit garçon ? Voudriez-vous que des esprits aussi spongieux nous représentent face à la conviction adamantine de l’occupant du Kremlin ? La différence de langage n’est pas seulement de langue.

Les mots tuent aussi

La mésaventure d’Eltchaninoff m’évoque une autre vécue à Nouméa. Un jeune médecin saisi par le milieu complotiste perd la tête et prend celle du mouvement antivax calédonien. Ses dérives se multiplient, des démonstrations de ‘vaccin magnétique’ sur les patients aux accusations de reniement du serment d’Hippocrate parce que ses confrères conseillent le vaccin plutôt que l’ivermectine. Il est indirectement responsable d’un nombre inconnu mais conséquent de morts calédoniens de la pandémie, à 95% des non-vaccinés, alors que la campagne vaccinale a commencé 6 mois avant l’arrivée du SRAS-Cov2 dans l’île et pouvait protéger tous les gens fragiles. Mais inquiétés par les “graves dangers” du vaccin, bon nombre des candidats évidents se sont esquivés et ont fini prématurément leurs jours en réa.

Culpabilité terrifiante et donc absolument impossible à assumer pour le jeune médecin. Que pensez-vous qu’il a fait ? Il est devenu plus complotiste encore que ceux qui l’ont influencé. Accroché jour et nuit entiers à son écran pour épier les conversations, réunir des dossiers sur ses accusateurs, faire des dizaines de constats d’huissiers, supplier les patientes de prendre son parti, et réhabiliter Montagnier comme le plus grand scientifique de la planète pour ses positions anti-vaccinales. Aux quelques pages d’accusations précises il a renvoyé 200 pages revanchardes et scandalisées qui n’y répondent en rien.

Multivers complotiste

À Paris comme à Nouméa, la pratique millénaire de “noyer le poisson” a évolué en entreprise de construction d’utilité publique, avec à la clé une solide réalité alternative. La différence est que ‘noyer le poisson’ consistait à diluer une responsabilité dont on reconnaissait au fond l’existence avec les autres. C’était encore une pratique socialisante, consensuelle.

Aujourd’hui l’univers alternatif n’a plus rien de rassembleur. Il dénigre au contraire toute ressemblance avec le vrai. Il repose sur quantité de fragments d’information glanés sur la planète entière, assez nombreux pour faire une carapace solide, peu importe qu’elle n’ait aucune cohérence.

Oiseaux moqueurs remplacés par les mauvais augures

La réalité alternative n’est pas simplement décalée, comme avant, ce qui autorisait son créateur lui-même à s’en moquer. Elle est devenue autre. Le multivers est déjà là. Les physiciens ne s’entendent pas encore sur son existence que les profanes s’en sont emparés. Il suffit que je pense ma réalité pour qu’elle soit.

Pourquoi se fatiguer dorénavant à noyer le poisson ? Remplacez-le par un factice. Prétendez que c’est le vrai. Prenez de haut ceux qui en doutent. Dégustez !

*

Laisser un commentaire